Désincarné, le monde numérique ? Pas si sûr. En Suisse, du 24 au 26 août, le festival Numerik Games propose aux visiteurs de danser, d’affronter leur arachnophobie, de voler dans l’espace ou de se faire masser en réalité virtuelle.
Imaginez une plage de cocotiers : le bruit des vagues, des chants d’oiseaux… Sable blanc, eau de cristal et, dans votre dos, les mains douces d’un masseur. Cette séance de détente est gratuite, mais uniquement si vous allez au festival Numerik Games qui organise sa troisième édition à Yverdon-les-Bains, en Suisse. Questionnant la place du corps dans les nouvelles technologies, ce festival présente l’originalité de convier petits et grands, geeks et simples curieux, à partager toutes sortes d’expériences ludiques ou déstabilisantes. Pourquoi faire ? «Il s’agit de se réapproprier corporellement des outils qui sont souvent associés à l’image d’un monde sans corps», explique Marc Atallah, créateur du festival, directeur de La Maison d’Ailleurs (un Musée de la science fiction) et chercheur à l’Université de Lausanne.
Massage en VR
Prenez la séance de massage par exemple. Elle se passe en deux parties : d’abord le stress, puis la détente. «Ca commence avec Résident Evil, un jeu de zombie, dans une séquence où la personne qui porte le casque de Réalité Virtuelle (VR) ne peut pas se battre, juste fuir avec une manette. Je pense que certaines personnes seront obligées d’arrêter. Après la séance frisson, on leur proposera de s’installer confortablement dans une chaise de massage et d’entrer en contemplation dans le jeu Simple, constitué de 6 tableaux : paysages de bord de mer ou de forêt aux différentes heures de la journée… Idyllique.» Nicolas Akladios, vice-président de la Swiss Interactive Entertainment Association (SIEA) qui a développé le concept, veut montrer aux visiteurs que la VR n’a rien d’immatériel. C’est, au contraire, extrêmement physique, dit-il : «Quand ils sont en immersion, leur esprit s’en va chez les zombis. Ils ont beau savoir que c’est faux, leur coeur s’accélère. A l’inverse, quand leur esprit est au bord de la mer, le massage les ramène à Yverdon, mais ils essayent que ça fusionne… Le corps et l’esprit, situés dans des endroits différents, négocient pour trouver un terrain sensible commun. C’est étonnant.»
Le corps : une «meat machine» ?
Toutes sortes d’autres expériences sont proposées aux visiteurs. Le festival Numerik Games se veut un lieu d’exploration. «Il y a une haine du corps en Occident dont les univers numériques sont en partie tributaires, explique Marc Atallah, l’organisateur de Numerik Games. A l’heure actuelle, nous caressons plus souvent notre smartphone que notre partenaire. Sédentarisés, hyper-connectés, nous ne mobilisons plus que nos capacités cérébrales, en laissant le corps de côté.» Ce corps organique, nous le voyons tantôt comme une machine imparfaite, tantôt comme un animal pulsionnel. D’un côté, il faut l’alimenter et l’entretenir, pour qu’il dure plus longtemps. D’un autre côté, il faut lui fournir sa dose de plaisir : la chair a ses exigences. Et pour le reste ? Rien. «La fonction désirante, ça prend trop de temps», résume Marc Atallah, qui cite volontiers «Homo silicium ou la haine du corps», un article publié par David Le Breton. Dans cet article, le socio-anthropologue s’inquiète de l’usage des casques VR ou même du simple surf sur Internet : «La “navigation” sur le Net ou l’immersion dans la réalité virtuelle donnent aux internautes le sentiment d’être rivé à un corps encombrant et inutile, qu’il faut nourrir, soigner, entretenir, etc., alors que la vie serait si heureuse sans ces tracas.»
Quelle place pour le corps dans la cyberculture ?
«C’est pour ça que j’ai créé Numerik Games, explique Marc Atallah : parce que ça sent la transpiration, parce que les gens font des choses à plusieurs. L’idée du festival c’était d’offrir au grand public une autre perception de la cyberculture, pour ouvrir les perspectives de développement. S’il y avait moyen d’amener les gens à réfléchir sur des usages alternatifs des technologies, des usages qui nous réconcilieraient avec notre corps, ce serait bien.» Marc Atallah appelle cela le «défi» du XXIe siècle. «A l’heure actuelle, le défi (version sécularisée du salut) qui est le nôtre, c’est retrouver son rapport au corps, sans sombrer dans l’ornière de l’anti-scientisme.» Les technologies peuvent certainement être repensées, revues et corrigées, dit-il, afin d’en finir avec l’idéal pernicieux du transhumanisme qui prétend nous «libérer» du biologique. «J’ai créé Numerik Games pour que les gens reprennent conscience que leurs émotions sont d’origine corporelles. Une des animations, baptisée “Temple Jedi”, consiste à affronter ses peurs avec un casque de VR. Une des épreuves, c’est garder les mains posées sur une table alors que des araignées numériques vous grimpent sur les doigts. Les gens craquent au bout de 10 secondes. Ils ont beau savoir que les araignées n’existent pas…»
Danser sous des géants avec des femmes virtuelles
Ils ont beau savoir, les candidats Jedi sentent physiquement les araignées grimper le long de leur bras… Toutes sortes d’autres animations confrontent les visiteurs à des perturbations similaires. VR_I, par exemple, est une pièce virtuelle dans laquelle cinq spectateurs, immergés ensemble, deviennent partie prenante d’une chorégraphie avec des êtres virtuels (les danseurs de la compagnie Gilles Jobin). Des géants évoluent autour d’eux et l’échelle du monde change. Qu’est-ce que ça fait d’être une fourmi ? Comment danser avec un fantôme ? Une autre animation –HEIG-VD– permet d’explorer en VR le système solaire depuis le toit d’un bâtiment la nuit, puis d’atterrir «en douceur sur un transat orbital et de profiter du point de vue pour admirer les étoiles». Qu’est-ce que ça fait de revenir sur terre ? Il y a aussi la Magic Holobox, pour se dédoubler ; Dark Mirror pour s’immerger dans de la musique ; Just Dance night pour synchroniser ses mouvements avec ceux d’avatars du jeu Just Dance. Il y a enfin la Silent «Tron» Disco, une sorte de rave party en silence où des centaines de gens pourront danser, un casque vissé aux oreilles, sur trois canaux musicaux différents… Les gens portant des casques rouges seront synchronisés sur des vibrations communes, partageant physiquement le même espace que les gens portant des casques bleus ou verts qui danseront sur des rythmes totalement différents : est-ce que les corps s’accorderont malgré tout ?
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FESTIVAL : Numerik Games, les 24, 25 et 26 août, à Yverdon-les-bains, Suisse.
A LIRE : Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, de David Le Breton, Éditions Métailié, 2015
Le Posthumain, Marc Atallah et Frederic Jaccaud, éd. ACRUSF, 2017.
L’Adieu au corps, de David Le Breton, Éditions Métailié, 2013.
Pouvoir des jeux vidéos, ouvrage collectif, Maison d’Ailleurs (dirigé par Marc Atallah), Infolio, 2014.