L’artiste française Julie Dalmon récupère des fémurs d’autruche, des coquilles d’huitre ou des omoplates de veau pour en faire les supports de gravures érotiques. Elle dessine sur des restes qu’elle sauve de la destruction, afin qu’ils vivent encore.
Le dessin est «un art de la dissection». Pour Julie Dalmon, il semble donc logique d’utiliser des os plutôt que du papier. Le dessin, dit-elle, c’est «toujours une manière de chercher à comprendre comment ça marche, comment ça tient, comment c’est fait à l’intérieur.» Pour reproduire les mouvements d’un corps, surtout s’il plie ou se pâme en extase, l’artiste doit voir le jeu des muscles sous la peau, capturer la trace des tendons et saisir, en-dessous, la danse du squelette. C’est à ce jeu de déshabillage que Julie se livre lorsqu’elle reproduit les saillies de taureaux ou les torsions érotiques de corps humains. Ses nus et ses copulations – exposés ce mois-ci chez Charly le poissonnier mais aussi à SALO VI dans le cadre du salon du dessin érotique – ne font pas que se regarder cependant. Ils sont à caresser. Ils ne sont pas sur papier. Ils sont sur des choses à toucher : «J’ai grandi dans une famille d’antiquaires, explique-t-elle. Le camé, la coquille d’ormeau, l’oeuf, l’ivoire, le corail, l’os etc sont des matières qui m’ont accompagnée depuis petite.»
Des os d’équarissage, destinés à être broyés
Souvent, les gens lui demandent d’où viennent ces restes d’animaux, choqués à l’idée qu’on puisse faire de l’art sur des êtres vivants. Julie Dalmon répond qu’elle participe au contraire à les sauver : «ces os et ces carcasses étaient destinés au broyage pour rentrer dans le cycle alimentaire de nos élevages modernes ou dans la pâtée pour chiens. Je les récupère auprès d’un abatteur et d’une école de boucherie, c’est-à-dire que je suis dans une dynamique de conservation, d’anoblissement». Soucieuse de recycler des restes afin de les revaloriser, elle prend d’ailleurs grand soin de leur donner une nouvelle vie. L’os «possède une grande sensualité, surtout l’os d’autruche. Une fois écartée la partie malodorante et dégoûtante, apparaissent des éléments d’une infinie délicatesse.» Parfois, l’os lui révèle des trésors de grâce. «Fin, mais rectiligne, dense et lourd, il possède des courbes et des creux où viennent se fixer les tendons que je trouve magnifiques. Une sorte de mécanique minérale fantastique. Je touche ces os des centaines de fois, comme une caresse.»
Faire bouillir la marmite
Le traitement des os demande des mois de patient travail. Quand Julie reçoit des pattes entières avec les griffes ou les sabots, elle doit les découper au scalpel, affronter l’odeur de la mort, puis les laver, dégraisser, frotter, curer, faire bouillir dans des marmite pour les blanchir… Les os à moëlle longs et filiformes qui sont les plus «difficiles à nettoyer car très gras. Les omoplates sont plus simples à dégraisser car il y a peu de moëlle. Il faut multiplier les opérations entre bains et décortiquage de nombreuses fois et cela sent fort.» C’est peu pratique dans un appartement. Avant, Julie travaillait dans une maison avec un grand jardin isolé. Depuis un an, ayant déménagé, elle cherche d’autres solutions. «Pour essayer de me préserver un peu, j’ai voulu tester la technique des taxidermistes de musées qui utilisent des coléoptères pour grignoter les carcasses des petits animaux. J’ai donc pensé aux fourmillières, mais en hiver ça n’était pas réalisable.» Pourquoi pas les asticots ? Julie pense d’abord réaliser un compost pour «fabriquer» des asticots. Elle lit, regarde des films et rassemble toute la documentation disponible sur le sujet : «Fascinant. On m’a tout de même gentiment déconseillé de mettre en place cet élevage chez moi ! Trop de mouches…»
Visite d’une verminière
Elle se résoud à confier ses os à des experts en asticots. L’un d’entre eux est le fournisseur officiel de l’équipe de France de pêche. «Il était tout à fait ouvert à expérimenter le nettoyage de mes os, s’enthousiasme-t-elle. J’ai visité sa verminière. Les bassins d’élevages de vers, avec chaque espèce dans une sorte d’encart en pénombre, comme des écuries étranges. Il y avait aussi les chambres d’éclosions et les salles d’accouplement pour les mouches. Un endroit absolument étonnant et qui ne sentait pas mauvais : la sciure est mélangée au gorges de porcs et autres bas morceaux de viandes issus des carcasses d’animaux d’élevage, de sorte que cela fasse écran à l’odeur. Les ouvriers étaient à foison, et le responsable visiblement ravi de me faire visiter le domaine. J’ai donc fait un test sur quelques pièces, dans différents bacs d’asticots variés, test qui s’est avéré fructueux. Bien sûr, cela a un peu changé ma technique de blanchiment, car les os sont restés assez longtemps à l’air avec la pourriture, donc le sang a taché l’os. De plus les os n’étaient pas tout à fait entièrement mangés, ce qui ne m’a pas départie de faire un peu de cuisine... Mais c’était un moindre mal.»
Julie Dalmon est végétarienne
A la question de savoir si ce travail lui plaît, Julie répond nettement : «Je n’ai véritablement aucun «goût» pour cela. C’est franchement désagréable (surtout pour une végétarienne)… J’aime par contre le principe de travailler avec des os. Celui de valoriser un déchet. Celui de «transformer la boue en or». Anoblir. J’aime aussi beaucoup le rapport à la matière première que cela me crée. Je dois non pas la créer mais du moins la faire émerger. Je n’achète pas mon support tout fait.» Julie ajoute qu’il lui est même arrivé d’étranges expériences. Un jour qu’elle découpe les os d’animaux issus d’une ferme où les animaux sont particulièrement bien traités, «respectés et abattus, sur place, seulement en fonction des commandes» Julie affirme avoir «eu la sensation de rentrer en communication avec la bête. C’est un peu mystique». Elle ajoute qu’elle aime les rites des indiens Guayaki, endocannibales : jusqu’à une époque récente, ils nettoient les corps de leurs proches morts pour en éliminer les chairs. «Une fois l’os dégagé, ces hommes et ces femmes les réduisent en poudre fine qu’ils mélangent à leur nourriture et, dans un rite funéraire et culinaire, ils dinent ainsi des os constitutifs de leur compagnon…»
Pour Julie, qui insiste sur l’importance du recyclage, cette façon de boucler «la boucle de la vie et de la mort est parfaite. Le corps de l’autre constituant le sien.» Elle regrette que l’on ne puisse pas «donner son corps à l’art comme on le donne à la science. Si je le peux, je donnerai le mien à l’art. J’aimerais bien me faire cuisiner. Mais par un artiste spécifique, pas par n’importe qui ! C’est quand même de la grande cuisine, n’est-ce pas ?»
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Exposition «Fragments d’un voyage amoureux», de Julie Dalmon, du 26 mai au 30 juin 2018. Dans le cadre du parcours Rose c’est la vie : parcours érotique dans Paris. organisé par le salon du dessin érotique SALO. Adresse : Charly, l’artisan poissonnier, 44 rue Oberkampf, 7011 Paris. Ouvert de 09h à 13h et de 16h30 à 20h30, tous les jours sauf dimanche après-midi et lundi
Julie Dalmon expose également des oeuvres à SALO VI (organisé par Laurent Quénéhen), du 15 au 18 juin. Adresse : 111 bis Bd Ménilmontant, 75011 Paris. Ouvert de 11h à 20h (sauf lundi : de 11h à 18h).