Vous avez fait un mauvais rêve ? Au sortir d’un rêve perturbant, les gens se demandent «Qu’est-ce ça voulait dire ?», utilisant le «ça» de Freud pour mettre à distance ce qu’ils croient être un désir refoulé. D’autres cherchent à se rassurer : «Pas grave, c’était mon inconscient».
L’inconscient a bon dos. On lui attribue nos rêves, surtout les plus choquants : la faute à mon inconscient. «Je n’étais pas conscient puisque je dormais, j’étais donc inconscient», disent les gens, qui font l’amalgame entre plusieurs définitions du mot. Mais au fond, qu’est-ce que l’inconscient ? S’attelant à l’énorme tâche de définir cette notion, Bernard Lahire y consacre une partie de son magistral opus (490 pages) L’Interprétation sociologique des rêves. Sa démonstration prend pour point de départ le préjugé commun : «être éveillé, c’est être conscient ; être endormi c’est être inconscient.» Et si c’était le contraire ?
La conscience vient par les rêves : démonstration en trois points
Voici comment il articule sa pensée. Premièrement, dit Bernard Lahire, si on se rappelle des rêves, c’est qu’on en a conscience : il faut en finir avec l’idée freudienne du rêve comme «voie royale vers l’inconscient». Deuxièmement, les rêves expriment souvent des vérités : ils font sauter les verrous de la bienséance, contrairement à l’idée freudienne qui associe le rêve à un mécanisme de censure. Troisièmement, ce n’est pas parce qu’on rêve sans censure que le rêve est un espace de liberté où l’individu pourrait donner libre cours à ses pulsions : le rêve incorpore notre vécu social, c’est-à-dire nos blocages et nos prisons mentales. Même dans les moments où l’individu est seul, dans le noir de ses paupières fermées, déconnecté de son environnement, plongé dans la narcose, son activité psychique est structurée par les mondes sociaux qui l’entourent depuis (voire avant) sa naissance… Ce qui s’agite et remue en nous dans le rêve est fait de tout ce «qui décide de ce que “nous” faisons, disons, pensons ou sentons» dans la vie éveillée, souvent comme des zombis d’ailleurs, car au fond nous ne savons même pas pourquoi nous travaillons (pour gagner de l’argent?), pourquoi nous aimons (parce qu’il-elle est drôle ?), pourquoi nous mourons (un cancer ?). Peut-être que les rêves le savent, eux.
Mais reprenons par le début : «être éveillé, c’est être conscient» ?
Si on se rappelle des rêves, c’est qu’on en a conscience
Question de départ : «L’entrée dans le sommeil ne signe-t-elle pas la perte de conscience, et le réveil une reprise de conscience ?» Réponse de Bernard Lahire : cela dépend. Parfois être endormi équivaut à être évanoui : on ne se rappelle plus rien. Le trou noir. C’est comme si on avait «perdu connaissance». Mais si on se rappelle quelque chose ? «Les souvenirs de rêve au réveil prouvent que le rêveur avait bien conscience de ce dont il a rêvé. S’il rêvait vraiment à son insu, non consciemment, cela rendrait l’accès au rêve totalement inaccessible et nous ne pourrions pas même nommer ce dont nous serions totalement ignorants. Certains chercheurs en neurosciences (tels que Lionel Naccache et Stanislas Dehaene) ont raison d’évoquer le critère de “rapportabilité” (1) pour définir le caractère conscient ou non d’une activité psychique : ce que je ne perçois pas et ce dont je ne peux donc parler est non conscient, mais ce que je perçois et dont je peux parler est forcément conscient.» Pour le dire brièvement : s’il est possible de rapporter une expérience, elle était consciente.
On en est conscient, mais dans la non-conscience
Etre conscient pendant le rêve n’a cependant rien à voir avec le fait de savoir qu’on rêve. De fait, on rêve sans s’en rendre compte, sans le vouloir, sans le contrôler (sauf quand on s’entraîne à le faire, mais c’est difficile) et sans savoir ce que veut dire le rêve. On le subit, en ayant l’impression qu’il est réel. N’est-ce pas le cas de la majorité des choses que nous réalisons au cours de nos vies ? «On peut être conscient sans être intentionnellement aux commandes», explique Bernard Lahire. C’est le cas du rêve, «mais aussi de tous les actes routiniers de la vie ordinaire éveillée que nous accomplissons souvent “en pilote automatique”». Poussant l’analyse plus loin, il dit : «On peut être conscient d’une chose sans être conscient de ce qui nous détermine à faire ou à penser cette chose. Par exemple, une personne peut être tout à fait consciente d’aimer l’ordre, tout en n’étant pas consciente de ce qui la pousse à être ordonnée ; elle peut aimer lire des romans policiers, sans savoir ce qui guide son goût pour ce genre de littérature.» Ce qu’il appelle la «non‐conscience des causes» est la forme d’aveuglement la mieux partagée du monde. Nous ignorons souvent ce qui nous pousse dans la vie ou ce qui motive nos affects.
«Les hommes se trompent quand ils se croient libres»
Ne sommes-nous pas tous des dormeurs, rêvant debout, croyant être «éveillés» ? Citant Spinoza, Bernard Lahire se moque : «Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent. Leur idée de la liberté consiste donc en ceci qu’ils ne connaissent aucune cause à leur action. Ils disent certes que les actions humaines dépendent de la volonté, mais ce sont là des mots et ils n’ont aucune idée qui leur corresponde. (2)» Les propos de Spinoza sont confirmés par d’innombrables études : «l’être humain ne peut en aucun cas être réduit à un sujet souverain, conscient, intentionnel, maître absolu de ses décisions, de ses pensées et de ses actes, transparent à lui‐même, etc.», explique le sociologue qui s’appuie, entre autres, sur ce que les chercheurs ont appelé l’«effet‐cocktail». Dans une salle bondée, bruyante, nous avons souvent l’impression d’un brouhaha ambiant : seuls nos propos sont audibles. Le reste relève du bruit de fond… Pourtant, si quelqu’un dans la salle prononce notre prénom, nous le captons immédiatement. Cela signifie que nous percevons souvent les choses sans le savoir, mais nous les sélectionnons.
La conscience existe-t-elle réellement ?
De même, les parents se réveillent la nuit quand ils entendent leur bébé pleurer. Le système de la perception est sélectif. Nous percevons beaucoup de choses de façon «subliminale» (choses qui modifient nos comportements à notre insu) et nous n’en prenons que rarement conscience. «On peut rapprocher ce genre de perceptions des “petites perceptions” de Leibniz, qu’Ellenberger considère dans son Histoire de la découverte de l’inconscient comme le premier théoricien de l’inconscient (3)», explique Bernard Lahire. Nous sommes influencés, et doublement : d’abord par ce que nous percevons en permanence sans le savoir, ensuite par ce que nous avons intériorisé au cours de notre vie sans nous en rendre compte. La plupart des individus qui se croient doués d’une «conscience réflexive», c’est-à-dire d’un jugement leur permettant d’effectuer des choix en toute autonomie ont en effet «oublié» que ces choix sont en général déterminés par un ensemble de choses enregistrées depuis la petite enfance et qui relèvent du non-dit. La mère qui s’inquiète lorsque l’enfant s’éloigne ou qui s’énerve lorsque l’enfant pose une question à laquelle elle ne peut pas répondre communique “implicitement” une “règle” : “Ne ne quitte pas / ne me surpasse pas ou je souffre.” Les parents, bien sûr, nieront ces choses car eux-mêmes reproduisent des comportements qui ont été intériorisés, sans l’aide des mots.
«Je pense, donc je suis» : péché d’orgueil philosophique ?
Les enfants qui deviennent des adultes sont «porteurs de schémas d’expériences, de schèmes interactionnels, affectifs, perceptifs, évaluatifs, etc., dont ils ignorent l’existence et qui n’ont été voulus consciemment par personne», résume Bernard Lahire qui parle d’habitus (4). Le fait que la plupart de nos actes, nos perceptions, nos représentations et nos jugements de goût soient déterminés par des expériences dont nous n’avons pas forcément souvenir, encore moins conscience, n’est d’ailleurs pas sans poser problème aux «amoureux de la liberté» : pour ces défenseurs du cartésianisme, le «sujet» exerce une activité de conscience réflexive, toute‐puissante. Il est maître de soi et du monde. Dans les faits, pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence : nos processus psychiques sont pour la plupart non-conscients ou non-intentionnels. Des flux de pensée nous traversent bien malgré nous ; des émotions nous submergent, hors-contrôle. Dès 1899, «le neurologue Sigmund Exner, contemporain et collègue de Freud à Vienne, écrivait que “nous ne devrions pas dire ‘je pense’, ‘je ressens’, mais plutôt ‘ça pense en moi’, ‘ça ressent en moi’”, une bonne vingtaine d’années avant que Freud ne publie sa célèbre distinction entre le ça, le moi et le sur‐moi (Das Ich und das Es, 1923). (5)»
Savons-nous la nuit des choses qui restent incompréhensibles le jour ?
L’idée que l’humain ne soit pas constamment un «sujet souverain» scandalise la plupart des penseurs de l’époque. Quand cette idée s’impose en Occident, l’inconscient fait figure de repoussoir : «on considéra la partie inconsciente de nos pensées comme la partie “sauvage”, stupide, inférieure», explique Bernard Lahire. C’est probablement pour cette raison que Freud lui-même, qui défendait courageusement cette idée novatrice, associa l’inconscient aux désirs refoulés. A sa suite, la plupart des chercheurs continuèrent de faire le lien entre l’inconscient et les pulsions obscures ou le «repos de la volonté», opposant de façon tranchée «une situation sans “moi”, dans laquelle nous plongerait le sommeil, à des situations éveillées au sein desquelles un “moi” volontaire piloterait l’ensemble de nos comportements et de nos pensées». Il serait temps d’en finir avec le système de distinction entre le «ça» et le «moi», suggère Bernard Lahire qui cite cette hypothèse d’Alfred Adler en 1933 : «L’homme sait plus qu’il ne comprend (6). Est‐ce que son savoir n’est pas éveillé pendant le rêve alors que sa compréhension dort ?»
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A LIRE : L’Interprétation sociologique des rêves, de Bernard Lahire, éd. la Découverte, 2018.
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NOTES
(1) Stanislas Dehaene et Lionel Naccache, « Toward a cognitive neuroscience of consciousness : basic evidence and a workspace framework », Cognition, n°79, 2001, p. 1‐37.
Lionel Naccache, Le Nouvel Inconscient. Freud, le Christophe Colomb des neurosciences, éd. Odile Jacob, Paris, 2009, p. 229.
(2) Baruch Spinoza, Éthique (1677), traduit par R. Misrahi, Éditions de l’éclat, Paris, 2005.
(3) Ellenberger Henri F., Histoire de la découverte de l’inconscient, traduit de l’anglais par Joseph Feisthauer, éd. Fayard, Paris, 1994.
(4) Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Librairie Droz, Genève, 1972, p. 179.
(5) Stanislas Dehaene, Le Code de la conscience, éd. Odile Jacob, Paris, 2014,p. 75.
(6) Alfred Adler, Le Sens de la vie. Étude de psychologie individuelle (1933), tradut de l’allemand par le Dr. H. Schaffer en 1950, Éditions Payot, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1968.