Dans “SM le maudit”, BD cruelle inspirée de Faust, un homme signe un contrat avec une productrice de film qui abuse de lui : il a signé sa perdition. L’occasion de plonger dans les déviances sexuelles de Berlin, Métropolis de la débauche.
«Berlin, 1930. La République de Weimar vit ses derniers moments. Siegfried se travestit dans un cabaret érotique. La tenancière, une naine à monocle, lui voue un amour exclusif. Mais le jeune garçon rêve de gloire et de cinéma. Un casting providentiel le propulse dans les griffes de Hilda von Kroft, autoritaire patronne de la Femdom Produktion. Elle fait du naïf acteur la nouvelle égérie d’un genre très spécial.» Dans une BD coup de poing –SM le maudit (éditions La Musardine)–, au graphisme inspiré des caricatures d’Otto Dix et des films de Fritz Lang, le scénariste Christophe Bier et le dessinateur Yxes brodent autour des mythiques «années Weimar» un récit halluciné qui semble à peine exagéré au regard des nombreux témoignages de l’époque : juste avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, le 30 janvier 1933, ainsi que le raconte André Gide «Berlin a l’air de se prostituer du haut en bas».
«Du vice, encore du vice ! Un choix colossal !»
Gide en sait quelque chose : l’auteur des Nourritures terrestres fait régulièrement des escapades à Berlin-la-Sodome, attiré –comme des milliers d’autres touristes sexuels– par son atmosphère de bacchanale frénétique. Il emmène d’ailleurs volontiers avec lui Malraux qui, en 1934, se retrouve avec Gide dans un hôtel dont les grooms sont –à sa plus grande stupéfaction– tous plus jeunes et plus «disponibles» les uns que les autres. A Berlin, les partouzes touchent toutes les catégories de la population. Le fils de Thomas Mann, qui découvre cette ville «corrompue» à 17 ans, résume en un hymne ironique ce qu’il pense : «Entrez donc, Mesdames et Messieurs, chez moi, ça va fort, ou plutôt ça s’en va à vau-l’eau. La vie nocturne de Berlin, ah mes enfants, le monde n’a encore rien vu de pareil ! Autrefois, nous avons eu une jolie armée ; à présent, nous avons de jolies perversions ! Du vice, encore du vice ! Un choix colossal !». Philippe Simonnot (ancien professeur d’économie du droit à Paris Nanterre), qui cite ces anecdotes dans son ouvrage Le Rose et le Brun, résume ainsi la situation : «la révolution sexuelle ravageait le Berlin des twenties.»
Révolution sexuelle à Weimar
«Échangisme et sexe de groupe étaient promus au rang de mode de vie. […] Les préservatifs étaient en vente libre, les avortements se pratiquaient dans l’indifférence. […] Les revues pornographiques s’affichaient dans de nombreux kiosques». Les baigneurs, hommes et femmes, enfants et adultes, sont nus dans la piscine de Gartenstrasse, au centre de la capitale. Les clubs où des hommes peuvent danser ensemble, enlacés, embrassés, sont nombreux malgré l’interdiction officielle de l’homosexualité (1). De fait, il existe, dans le Berlin des années folles –«comme aujourd’hui dans le quartier du Marais, à Paris»– des centaines de bars fetish ou de cabarets transgenre, sans compter des restaurants gay-friendly, des parcs transformés la nuit en baisoirs et des lieux de prostitution où les filles comme les garçons, parfois âgé-e-s d’à peine 14 ans, attendent en buvant de l’alcool. Certaines prostituées sont nues sous leur manteau de fourrure. Des travestis habillés en femme stationnent dans les toilettes pour dames. Des lesbiennes habillées en hommes campent dans les toilettes pour hommes…
Des jouvenceaux au visage fardé
Dans une thèse de doctorat portant sur Hambourg (autre grande ville pécheresse), la chercheuse Laurence Tamagne apporte quelques précisions : «En 1929, 13% seulement des prostitués [mâles] étaient des occasionnels, alors que 87% étaient des professionnels. En 1930, les professionnels ne sont plus que 41%. » Quid de la prostitution des mineurs ? «En 1925, 11% des prostitués étaient mineurs ; ils étaient 35% en 1926, 49% en en 1928, 52,8% en 1930. La concurrence était sérieuse.» La montée du chomage explique en grande partie le phénomène : «en 1925, 48% des prostitués étaient au chômage ; en 1931, ils étaient 83% dans cette situation.» Il n’est donc pas rare de croiser dans la rue des ados aux allures voyantes : certains sont en tenue de golf ou s’habillent en culotte courte comme des écoliers pervers. D’autres sont «habillés en poupée, poudrés, les yeux faits, et du rouge aux lèvres». On peut se les offrir pour une pièce de 10 Reichsmark : moins de 30 euros, une misère. Dans Eros en chemise brune, de Michel Angebert, un ouvrage de 1000 pages qui se lit comme un polar, le panorama de la permissivité de l’époque donne le vertige.
Orgie à tous les étages
Citant l’«enquêteur» Louis-Charles Royer, qui –comme beaucoup d’autres curieux de l’époque– vient visiter les bas-fonds allemands pour le frisson canaille, Michel Angebert nous emmène avec lui à travers une série de lieux tous plus «croustillants» (ironie) les uns que les autres. Il y a une boîte de nuit, ouverte 24/24, appelée L’Eldorado où la chanteuse-étoile nommée Hansi Sturm (Jeanne Tempête) joue les Dalida d’1m80. La brunette nommée Muguette dissimule sous ses dessous soyeux «de quoi faire le bonheur d’une femme. Et même de plusieurs. Quant à la blonde languide qui fait, […] avec un cache-sexe, un numéro de danseuse nue, c’est un jeune baron qui a mal tourné. Il y en a, comme ça des douzaines.» Charles Royer croise aussi dans le cabaret Klub un éphèbe qui «fait ce qu’on veut : l’homme ou la femme» et qui porte à la main droite une chevalière ornée d’une pierre. Soudain, il en jaillit deux minuscules poignards. «A bon entendeur, salut !», dit l’éphèbe, provocateur.
Les «délinquants juvéniles»
Que Berlin offre le spectacle d’une ville décadente ou émancipée n’est qu’une question de point de vue. Pour beaucoup, c’est la ville de la liberté. Elle attire d’ailleurs «la fleur de la jeunesse homosexuelle d’Angleterre, regroupée dans le cénacle élitiste des Neo-Pagans» qui regroupe toute une aristocratie d’intellectuels : le poète Rupert Brooke, l’économiste John Maynard Keynes, le philosophe Bertrand Russell, le romancier E.M. Forster… sans oublier l’écrivain Christopher Isherwood, dont la semi auto-biographie (Adieu à Berlin) inspirera le film Cabaret (Bob Fosse, avec Lizza Minelli). Isherwood est l’un des Anglais qui séjourna le plus longtemps à Berlin : entre 1930 et 1933, il assiste, médusé, au basculement d’un monde. Adieu paradis. Dans ses livres, volontiers nostalgiques, Isherwood décrit les garçons allemands comme «de beaux jeunes gens aux corps superbement développés», des athlètes de 16-17 ans un brin bagarreurs, amateurs de luttes amoureuses frôlant le passage à tabac. De belles brutes.
Pourquoi ce goût pour les jeux sadiques ?
Ce goût pour la violence dont Isherwood s’étonne («beaucoup d’entre eux aimaient être battus, pas trop fort, avec une ceinture») est-il significatif ? Si oui, de quoi ? Dans la bande-dessinée SM le maudit, il n’est pas anodin que l’action se déroule dans le Berlin de 1930. La cruauté du récit se justifie dans ce contexte : elle y prend la valeur d’une amère vérité historique. Chaque image, dessinée en hommage à une oeuvre de Weimar, fait naître le sentiment paradoxal de la révolte et de l’attirance. On désire le désordre autant qu’il nous heurte. C’est ce même sentiment mitigé qu’Isherwood exprime en quelques lignes fulgurantes lorsqu’il fait «la relation entre les “cruelles femmes” bottées qui exercent leur commerce devant le Kaufhaus des Westens (le plus grand magasin de Berlin) et les jeunes brutes en uniforme nazi qui agressent les Juifs.»
Les fantasmes : vecteurs de désordre ?
On pourrait trouver choquant qu’Isherwood fasse le lien entre la sexualité sadomasochiste et le phénomène nazi. Les jeux de domination relèvent de fantasmes. Quel rapport avec les opinions politiques ? Pour Isherwood, cependant, la limite ne semble pas si claire : «Lorsqu’une de ces dames bottées reconnaissait un client potentiel, elle l’empoignait, le mettait dans un taxi et l’embarquait pour le fouetter. Les S.A. ne font-ils pas exactement la même chose avec leurs clients – sauf que leurs séances de fouet ne sont pas du cinéma ? Le premier acte n’était-il pas une sorte de répétition générale pour le second ?». Sa question fait frémir. Il est facile de se sentir coupable lorsqu’on cherche un exutoire dans le plaisir sexuel, surtout s’il est «déviant». Lorsque des analystes comme Simonnot ou Angebert, à l’instar d’Isherwood, désignent coupables les pulsions érotiques en affirmant que ces pulsions déterminent «les comportements les moins rationnels» et poussent des millions d’hommes et de femmes à «se perdre» «dans un rêve «agissant», celui de la chute, que penser ?
La suite au prochain article.
A LIRE : SM le maudit, scénariste : Christophe Bier, dessinateur : Yxes, éditions La Musardine, 2018.
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NOTE (1) Dans le Code pénal allemand, promulgué à la fin du XIXe siècle, le paragraphe 175 punit les rapports homosexuels masculins. Il est à noter qu’«à cette époque l’empire allemand est le seul état européen à faire de l’homosexualité un délit en bonne et due forme.» (Simonnot, Le Rose et Le Brun, p. 45). Dans les faits, même si la police fait régulièrement des descentes dans les pissotières des grandes villes, la loi n’est pas strictement appliquée et la plupart des homosexuels s’affichent au grand jour.