C’est l’histoire d’une femme qui savait sa mort proche. Cette histoire est peu connue, mais à la fin du XIXème siècle on en parla dans les journaux. L’Étendard sous-titra «Peau humaine et astronomie», la Tribune de Sedan publia en gros titre «Fantaisies macabres».
Dans un ouvrage ciselé, bouleversant – La Peau, totem et tabou (publié aux éditions Le Murmure) – l’anthropologue Christine Bergé aborde le lien qui unit la peau à l’écriture et notre épiderme si doux aux formules magiques… Son texte s’articule autour de quatre histoires étranges, parmi lesquelles se promènent un talisman de peau humaine dont Catherine de Médicis ne se séparait jamais et le récit d’un démaillotage de momie. Mais c’est la toute première qui donne le ton de cette réflexion : grave. Il s’agit d’une histoire vraie.
Une commune passion pour le ciel…
«Une commune passion pour le ciel réunit un soir l’astronome Camille Flammarion et l’une de ses lectrices, une comtesse d’origine étrangère. Cette dernière le persuada de venir passer quelques jours dans le Jura où elle et son époux possédaient un château. Par une nuit d’été, les deux êtres passionnés d’astronomie observèrent le mouvement des étoiles.» Ce soir-là, cependant, Camille Flammarion ne fit pas que regarder le ciel. Son regard était attiré par le grain de peau très soyeux de la femme… Elle avait les épaules nues (1). Elle irradiait. Christine Bergé tient l’anecdote de Philippe Baudouin, spécialiste des machines à fantômes : c’est lui qui la met sur la piste de cette histoire d’amour étrange frôlant le fantastique.
Qui est cette femme à la peau de neige ?
L’admiratrice, d’origine polonaise, moins de 28 ans, avait épousé en France le comte Saint Ange, beaucoup plus âgé qu’elle. L’étude des sciences la passionnait. Elle persuada son mari d’inviter Camille Flammarion à venir passer quelques jours de la belle saison dans leur propriété. «Flammarion confia à un journaliste du Temps qu’il avait ce soir-là admiré les belles épaules de la comtesse. Avant le retour de l’astronome dans la capitale, la jeune femme lui fit cet aveu : “Je vous donnerai, plus tard, une chose que vous ne pourrez pas ne pas accepter sans me faire offense.” Les jours de la dame étaient comptés car elle était atteinte de tuberculose. Tout son espoir en cette courte vie se portait sur la vie suivante ; elle croyait pouvoir renaître dans un autre corps et une autre planète, conformément aux idées spirites qu’Allan Kardec avait répandues au milieu du siècle en publiant Le Livre des Esprits.»
Un colis au contenu horrifiant
Quelques temps plus tard, par un matin de l’année 1880, une enveloppe en papier kraft, ficelée, arriva au domicile de Camille Flammarion. «En son absence, son épouse Sylvie Pétiaux-Hugo réceptionna l’enveloppe. Entrevit-elle le contenu ? En tous cas, quelque chose provoqua son dégoût. Lorsque le destinataire rentra chez lui et ouvrit le paquet accompagné d’une lettre encadrée d’un liséré de deuil, il en déplia le contenu. Dans le journal Le Glaneur de Saint-Quentin, on lit : “C’était une peau blanche, épaisse, froide au toucher et dégageant, comme l’affirme M. Flammarion, une sorte de fluide électrique”. Quant à la lettre, elle était rédigée par le médecin de la comtesse qui accomplissait le vœu ultime de celle-ci avant de mourir : faire parvenir à l’astronome la peau des belles épaules qu’il avait si fort admirées “le soir des adieux” afin que dans cette peau soit relié le premier exemplaire du premier ouvrage qu’il publierait après sa mort.»
«Souvenir d’une morte»
«Que faire du cadeau ? Le renvoyer ? J’en avais bien la tentation», relate une interview de l’astronome reprise dans le journal Le Progrès du 12 mars 1893. Flammarion hésite puis se décide : il confie la peau à un tanneur. «Au bout de trois mois la peau revint, “blanche, d’un grain superbe, inaltérable”, lit-on dans L’Étendard. “J’en ai fait relier le livre qui était en cours de publication, Terres du Ciel. Cela fait une reliure magnifique”. Ce livre relié en peau de comtesse, le journaliste ne put le voir, l’astronome le gardait dans la bibliothèque de son Observatoire de Juvisy. Il se trouve aujourd’hui à la Société astronomique de France. “Les tranches du livre sont de couleur rouge, parsemées d’étoiles d’or, dit Flammarion, pour rappeler les nuits scintillantes de mon séjour dans le Jura. Sur la peau des épaules de la comtesse j’ai fait graver en lettres d’or : Souvenir d’une morte.”»
La pluralité des mondes habités
Suivant les désirs de cette amoureuse –dont Flammarion cachera longtemps l’identité (2)– un livre est donc relié avec sa peau. Mais se peut-il que le prélèvement fait sur la défunte ait été très «généreux» ? Un autre livre, conservé à Juvisy, porte l’inscription «reliure en peau humaine - 1880». Un second livre a donc été placé dans l’écrin dermique d’une beauté fantôme… C’est celui-là qui compte le plus. Ce second livre est en effet la réédition d’un des premiers ouvrages consacrés par Camille Flammarion, alors qu’il a 19 ans, aux mystères des «terres célestes» : La pluralité des mondes habités (1862). Cet ouvrage postule qu’il y a probablement de la vie sur d’autres planètes (3).
La peau du chagrin
Il n’est pas innocent bien sûr que Flammarion ait fait relier ce livre fondateur dans la peau de la comtesse Saint Ange. Écrit dans la continuité de ses découvertes spirites (4), cet ouvrage organise une «véritable rêverie cosmique» autour des notions de temps et de lumière. Flammarion y élabore la vision d’un univers où la mort n’existerait pas. «Alors que sur la terre on est lourd, on mange et on procrée de façon répugnante, on vit dans la matière, on se dispute par les armes de ridicules territoires, l’espace sidéral propose sa multitude de mondes où l’on ne mange pas, où l’on ne se bat pas, où l’on ne meurt pas, où les êtres planent dans l’atmosphère», résume Michel Nathan. La comtesse, certainement, avait lu ce livre. Elle savait que, pour Flammarion, l’électricité statique provoquée par la caresse était de même nature que l’éclair.
Le périsprit «contenant la mémoire de chaque humain désincarné»
«Les êtres que l’on a aimés sur la terre et qui ont dépouillé leur enveloppe corporelle peuvent encore converser avec toi», écrit-il (Les Habitants de l’autre monde, 1862). Ainsi que Christine Bergé le souligne avec lyrisme, Camille Flammarion n’a jamais séparé son amour des étoiles de son goût pour les étoffes légères qui crépitent au contact du corps… «Il se passionne pour la peau humaine et son cortège d’énigmes, mais aussi pour d’autres enveloppes, plus spirituelles, les ectoplasmes et le périsprit, ce double astral fluidique et énergétique contenant la mémoire de chaque humain désincarné. La peau, le double auratique et la vie au-delà se fondent en un même tissu que le savoir parcourt.»
Erotisme et pédagogie, même combat
Comme par un fait exprès, en 1897, au couronnement de sa carrière, le savant spirite publie un roman de vulgarisation intitulé Stella, transposant ses fantasmes sous une forme à peine voilée : c’est l’histoire d’une jeune comtesse (Stella) qui découvre la physique en se caressant et qu’un homme initie aux splendeurs planétaires. Dans un passage censuré, Stella s’éveille à la connaissance au contact d’un livre dont la couverture lui procure un curieux émoi : «la reliure était élégante avec une tranche bleu ciel constellée d’étoiles, mais le grain de la peau était bizarre […] doux et onctueux au toucher. C’était une peau de chagrin d’un blanc mat.» Dans son manuscrit original, Flammarion avait prévu que Stella découvre la vérité : une reliure en peau de femme ! Mais cette «obscénité dont l’auteur s’est peut-être effrayé» fut retirée du livre dans l’édition définitive.
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A LIRE : La Peau, totem et tabou, de Christine Bergé, éditions Le Murmure, 2015.
Camille Flammarion, de Danielle Chaperon, éditions Imago, 2012.
Stella, de Camille Flammarion, introduction de Danielle Chaperon , éditions Honoré Champion.
«La rêverie cosmique de Camille Flammarion», de Michel Nathan, Romantisme, 1976, n°11 (Au dela du visible), p. 75-82.
«Archéologie des machines occultes», de Philippe Baudouin, Terrain n°69 – «Fantômes» – coordonné par Grégory Delaplace, dirigé par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne, 24 avril 2018.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER «FANTOMES» : «Je ne crois pas aux fantômes, mais…» ; «Mettez deux petites filles dans une maison hantée» ; «Les femmes ont-elles des dons psychiques ?» ; «Une peau humaine pour l’éternité».
NOTES
(1) Flammarion avait un goût prononcé pour les épaules des femmes. Dans ses Mémoires, il raconte que son goût pour l’astronomie date de la découverte en 1857 d’un ouvrage dont l’illustration le marque profondément : «C’étaient les Lettres à Palmyre sur l’Astronomie, par Charles Liskenne, avec, en frontispice, une jolie ligure d’Uranie contemplant le ciel et laissant apercevoir un peu – et même beaucoup – de ses belles épaules. Je le lus avidement et voyageai avec l’auteur dans l’histoire de la science et dans les espaces infinis.» Comme par un fait exprès, il cite un quatrain extrait de ce livre dont il souligne qu’il s’est permis de corriger un mot : il a remplacé «robe» par «voûte». «J’en avais surtout gardé, dans ma pensée admirative, un quatrain qui exprime merveilleusement le divin spectacle de la nuit étoilée : “O Nuit, que ton langage est sublime pour moi / Lorsque, seul et pensif, aussi calme que toi / Contemplant les soleils dont ta voûte est parée / J’erre et médite en paix sous ton ombre sacrée.» (Mémoire d’un astronome).
(2) Le nom de la comtesse Saint Ange fut révélé en 1902 dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux.
(3) Peu après sa publication, ainsi que l’explique Patrick Fuentes, membre de la Société Astronomique de France, «les astronomes appliquent la spectroscopie, inventée par Fraunhofer, à l’étude de tous les objets célestes et, miracle ! on découvre des atmosphères sur toutes les planètes du système solaire. Qui dit atmosphère, dit possibilité de vie ; de plus la présence d’eau est mise en évidence sur Mars. Les théories de Flammarion sont confirmées par la science.» Le voilà célèbre. (Source : Patrick Fuentes, président de la commission Histoire de l’astronomie de la Société Astronomique de France, conservateur du fonds Camille Flammarion).
(4) Camille Flammarion rencontra le fondateur du spiritisme, Allan Kardec, en 1861 dont il devint un proche.