En 1848, deux petites filles inventent un nouveau moyen de communication avec les morts. Presqu’immédiatement, des milliers de femmes s’emparent de leur technique : plutôt que devenir mère au foyer ou vendeuse dans un grand magasin, elles s’improvisent «médium».
De quand date les manifestations spirites ? «À l’origine […], on s’accorde à placer les phénomènes de coups frappés (raps) observés en 1848 par les sœurs Fox à Hydesville». Dans «Archéologie des machines occultes» (à lire dans la revue Terrain n°69, spécial «Fantômes” qui sortira en kiosque ce 24 avril), le philosophe Philippe Baudouin retrace l’histoire des machines à fantômes. Cela commence aux Etats-Unis, dans une maison hantée. Il s’agit, plus précisément, d’un petit cottage en bois situé, près de New York, dans le hameau de Hydesville, au coeur d’une région marquée par la présence de sectes (Millérites, Adventistes, Mormons et Shakers) qui portent une attention certaine au surnaturel. Quand la famille Fox s’y installe – le 11 décembre 1847 –, le précédent locataire a fait courir la rumeur qu’il n’était pas le seul et unique habitant de la maison. Serait-ce lié à la disparition non-élucidée d’un vagabond vu aux environs du cottage, en 1843 ? Peu importe. Monsieur Fox est un fermier méthodiste, n’ayant pas forcément le temps pour ces choses. Il s’installe avec sa femme et leurs trois filles cadettes : Leah (1814-1890), Margaret (1836-1893) et Kate (1838-1892). Quatre mois après leur installation, les deux plus jeunes filles – Margaret, 14 ans et Kate, 11 ans – affirment qu’elles entendent des bruits. Ces bruits empêchent parfois la famille de dormir.
Une explication rassurante pour un phénomène effrayant
Les versions ici varient. Pour Pierre Genève (auteur du livre Les canulars médiatiques) et Jacques Yonnet (auteur des Grandes mystifications), l’histoire est celle d’une imposture. «Comme leur mère, très superstitieuse, semble accorder foi à leurs phantasmes, les deux gamines en profitent pour corser leur fable, sans penser à mal», résume un tenant de leurs thèses. Dans la nuit du 31 mars 1848, les bruits se reproduisent, mais avec plus d’intensité et, tandis que la mère s’effraie (un démon ?), Kate enjoint «Monsieur pied crochu» (Mr Splitfoot) de reproduire un bruit qu’elle fait en claquant de doigts… Ce qu’il fait docilement. L’historienne Stéphanie Sauget explique : s’il faut en croire les témoins, «les filles avaient découvert un moyen fascinant d’entrer en relation avec l’esprit perturbateur de la maison». Comme si elles avaient voulu mettre la peur à distance (à moins bien sûr qu’elles n’aient tout manigancé), les filles ont donc transformé le bruit de coups menaçants en signaux de détresse : les sons qui faisaient trembler le cottage ne visaient pas à effrayer mais à communiquer, disent-elles. L’esprit tente d’entrer en contact. Interrogé, l’esprit donne d’ailleurs son nom : Charles B. Rosma. C’est lui, le camelot qui a disparu 5 ans plus tôt, assassiné puis enterré dans la cave. Quand on fouille à l’endroit indiqué, on ne trouve que quelques fragments d’os, mais ces peu convaincants débris suffisent à rendre les soeurs célèbres.
L’esprit frappeur : signe du mal ou âme errante ?
La maison, dès lors, n’est plus “hantée” au sens négatif du terme, explique l’historienne : elle va désormais servir «de réceptacle à la communication» entre les vivants et l’esprit du mort. Cette maison, surtout, «révèle le don des sœurs Fox» qui mettent au point, avec leur mère, un système de langage frappé, le rapping. Aux questions simples, l’esprit peut répondre soit un coup = «oui», soit deux coups = «non». Aux questions complexes, il répondra en faisant un coup pour la lettre A, deux coups pour B, trois coups par C, etc. C’est en tout cas ainsi que les choses sont relatées dans les innombrables récits de ces années qui marquent la progressive métamorphose du phénomène des esprits frappeurs : «la hantise n’est plus le signe du Malin et de la possession diabolique, explique Stéphanie Sauget. Elle devient un message des Esprits (des morts) à destination des vivants et cette communication n’est pas diabolique : elle devient “naturelle”». Elle devient si naturelle que lorsque la famille Fox quitte Hydesville, c’est pour s’installer dans une somptueuse maison de Rochester qui devient le siège d’un cabinet de consultations spiritualistes «Fox & Fish».
Démonstrations publiques de communication avec l’au-delà
Leah, épouse Fish, la soeur aînée, fait savoir que ses cadettes peuvent entrer en communication avec l’esprit des chers disparus. Des séances de «spiritualisme» sont organisées en grande pompe, ainsi que des tournées à travers le pays, puis en Grande Bretagne. La «nouvelle religion» se répand dès 1852 en Europe. Le système est reproductible dans n’importe quel salon : un meuble léger, de style guéridon, permet de frapper le sol pour dialoguer avec les morts. En 1855, pour les seuls États-Unis, dix mille médiums desservent déjà trois millions d’adeptes. L’Anglais Augustus de Morgan relate ainsi cet engouement : «Le spiritisme est tombé sur les Américains comme la vérole, et les médiums ont envahi le pays avant que les gens sains aient pu enfermer lesdits premiers chez les fous». Le spiritisme devient un jeu de société : on fait bouger les tables aussi bien chez la Reine Victoria que chez l’Empereur Napoléon III. Parmi les incrédules, un réformateur de l’enseignement, Hippolyte Rivail (1804-1869), assiste à une séance de spiritisme. À la fin de l’expérience, il écrit : «Je voyais bien que, sous cette futilité apparente, il se passait quelque chose de très significatif et de très sérieux : la révélation d’une nouvelle loi en quelque sorte.»
Hippolyte Rivail, alias Allan Kardec, créateur du mot «spiritisme»
En 1857, après avoir consacré tout son temps à l’étude du phénomène, il publie Le Livre des esprits qu’il signe du nom d’un de ses ancêtres rencontré lors d’une expérience (un druide breton) : Allan Kardec. Sa tombe au Père-Lachaise est continuellement fleurie. Sur le fronton, on peut lire : «Naître, mourir, renaître encore et progresser sans cesse, telle est la Loi». «Il met au jour une doctrine dont le développement va progressivement se complexifier avec l’apparition d’autres formes de médiation instrumentale», explique Philippe Baudouin.
C’est Kardec, par exemple, qui met au point la planchette, un petit plateau à roulettes sur lequel se fixe à la verticale un crayon, permettant à la main de faire glisser la mine sur la surface d’une feuille. Elle est brevetée en juin 1853. Son succès est tel que moins de quarante ans plus tard, on la trouve dans de nombreux foyers où elle amuse les enfants. Beaucoup de petites filles s’amusent à invoquer les morts, en laissant un esprit guider leur main sur la planchette ou sur un système similaire appellé le oui-ja (1).
Des mères qui ont fait «tourner les tables» encouragent leurs filles à tester leurs talents médiumniques au cours d’expériences ludiques proches du jeux de société. Qui sait ? Les filles rêvent d’autre chose que travailler comme vendeuse ou qu’épouser un épicier. L’exemple des soeurs Fox fait rêver.
Fantômes à vendre et médiums à louer
Les soeurs Fox, de fait, font fortune. Kate est engagée au service exclusif d’un riche banquier new-yorkais pour lequel elle matérialise le «fantôme» de son épouse et celui de Benjamin Franklin. Cela attire l’attention des sociétés savantes qui se mettent en devoir d’expertiser le phénomène : en 1868, le comité directeur de la Société dialectique de Londres «désigne une commission, à laquelle participe le naturaliste Alfred Russel Wallace (1823-1913), dont le rapport conclura, après dix-huit mois d’investigations, à la véracité des faits invoqués. S’ensuit la fondation de la Society for Psychical Research en 1882 et de l’American Society for Psychical Research en 1884, pour lesquelles l’étude des facultés des médiums devient l’objet d’importantes recherches.» Les savants, cependant, se montrent circonspects. En 1888, suite à des dissensions familiales, Margaret publie des aveux : l’esprit frappeur était une invention. Le spiritisme n’était qu’un jeu. Puis elle se rétracte, mais en vain. Quoi qu’elle dise, les adeptes du spiritisme restent fervents et des milliers de femmes gagnent leur vie comme médium. Que les soeurs Fox soient finalement mortes dans la misère ne change plus rien à l’histoire. Pour beaucoup de femmes, les fantômes offrent une issue de secours salvatrice : grâce à eux, pensent-elles, il est possible d’échapper à son destin de femme…
Mais est-ce possible ? La suite au prochain article.
A LIRE : revue Terrain, numéro 69 – «Fantômes» – coordonné par Grégory Delaplace, dirigé par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne. Sortie en kiosque le 24 avril 2018.
«Des maisons hantées en Amérique au XIXe siècle», de Stéphanie Sauget, Transatlantica n°1, 2012.
Théorie de la vilaine petite fille, Hubert Haddad, Gallimard, Folio, 2016.
NOTE 1 : Le Oui-ja, breveté en 1891 aux USA est un «tableau alphabétique et numérique en bois accompagné d’un curseur – la « goutte » – ou d’un verre qui, placé sous la main du médium, permet de désigner des lettres et des chiffres afin de formuler par la suite des messages» (Philippe Baudouin, Terrain 69).