Au XVIIIe siècle, Mme du Deffand, femme de lettres, déclare : «je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur». Comme elle, plusieurs anthropologues s’attaquent à ce sujet dans une revue consacrée aux choses étranges dont ils ont croisé la route à travers le monde.
«Les fantômes sont des choses qui arrivent» : dans l’article en introduction du numéro 69 de la revue Terrain qu’il coordonne sur le thème «Fantômes» (sortie en kiosque le 24 avril), Grégory Delaplace, anthropologue à l’Université de Nanterre, refuse de faire comme si les fantômes n’existaient pas. Qu’on y croit ou pas, peu importe. Partout dans le monde, des faits surnaturels sont vécus ou rapportés, qui affectent «réellement» les individus «et qui ont des conséquences sur leurs vies respectives».
Bunkers et fantômes de soldats allemands
Lorsque l’historienne Gilly Carr (Université de Cambridge), par exemple, se met en tête d’étudier la mémoire des bunkers allemands de la seconde guerre mondiale sur l’île de Guernesey et qu’elle enregistre la voix d’un homme invisible qui appelle au secours («Help us!»), bien mal lui prend d’en parler lors d’une conférence : la voilà discréditée. «Je fus tancée publiquement, devant tout l’amphithéâtre […]. Et pourtant, j’étais troublée, dit-elle. J’avais bien mis le doigt sur un phénomène qui, dans les îles Anglo-Normandes, semblait se situer au même niveau que les autres héritages de l’occupation que j’avais réussi à identifier». Cet héritage traumatique lui semble au moins aussi important à étudier que les vestiges en béton de la guerre. Pourquoi donc poser un tabou sur ce patrimoine-là ? Dans la revue Terrain, elle énumère toutes les traces recueillis à Guernesey par d’autres témoins de faits inexplicables : visions, voix, ampoules qui sautent, ombres, brumes vaporeuses dessinant des formes, odeur de tabac allemand, sensations d’étouffer… «Bunkers et fantômes sont bien partie prenante d’une même pratique de la mémoire», conclut-elle. On ne peut pas ignorer ces vestiges de l’histoire et faire comme si les expériences vécues dans les ruines des bunkers n’étaient que des fadaises : bien qu’elles constituent une «rupture d’intelligibilité», comme le dit Grégory Delaplace (1), ces expériences vécues ont du sens, ne serait-ce qu’à l’échelle des générations qui se transmettent le souvenir de l’occupation.
Il est dangereux de «jouer avec les fantômes»
Un autre chercheur, Ludek Broz, spécialiste de la Sibérie, relate lui aussi des récits étranges relatifs aux morts avec qui, il ne faut jamais partager un repas ni un verre. Gare à l’ivrogne qui, croyant trinquer avec de sympathiques inconnus, apprend le lendemain qu’il s’agissait de revenants : il ne tardera pas à mourir. Fréquenter les morts, c’est courir le risque de mourir à son tour, parce qu’ils ont le pouvoir de «rendre autre» ne serait-ce qu’en nous faisant douter de nos certitudes. Nous qui vivons, pour la plupart, dans un monde régi par des lois simples – où les morts sont morts – que nous arrive-t-il lorsque nous voyons brusquement une apparition ? Les fantômes nous exposent à devenir autre, c’est-à-dire à réviser nos positions. Mais une telle révision ne va pas sans risque : «Si nous commençons à porter un regard ouvert sur les fantômes, qui ne postule pas dès le départ leur non-existence, il nous faudra probablement [affronter] le discrédit potentiel de notre travail par nos collègues anthropologues». Craignant de perdre ses financements institutionnels et d’être mis au ban de la communauté scientifique, le chercheur n’est pas plus immunisé contre les fantômes que n’importe qui d’autre. C’est pourquoi, avec prudence, il ne peut parler de fantômes qu’«avec des pincettes» (2).
Qe font apparaître les apparitions ?
«C’est donc ainsi que ce numéro de Terrain a choisi de traiter de ces êtres singuliers, fuyants et pourtant impérieux que sont les fantômes : comme des événements», résume Grégory Delaplace, qui prône la possibilité de «faire avec» ces apparitions, c’est-à-dire de les intégrer à la recherche sans chercher à comprendre de quoi elles sont faites (5), mais plutôt ce qu’elles nous font : quelles «conséquences» peuvent-elles avoir sur la vie des personnes qu’elles croisent ? Comment gérer ces présences ? Les moments où les morts apparaissent, dit-il, sont des moments «où la composition du monde ne va plus de soi, où la réalité se fissure et s’effrite, où elle demande à être réévaluée. Même dans les contextes où l’existence des fantômes semble être la mieux établie […] les apparitions définissent un avant et un après dans la vie des familles chez qui un mort se manifeste» (4). Forçant les vivants à «recomposer le monde – [à] reconsidérer la possibilité que certaines choses invisibles puissent exister», les apparitions mettent en lumière ou, plutôt, «font apparaître» les lignes de fracture qui traversent des groupes ou des individus.
Le fantôme d’une femme jalouse et en colère ?
«Les morts ont un pouvoir sur les vivants». Grégory Delaplace en donne un exemple concret dans son introduction : il relate l’affaire du fantôme de Bethnal Green. En février 1938, à Londres, des milliers de curieux se précipitent devant une maison hantée située 132 Teesdale street. La police doit faire un cordon pour interdire l’accès à cette maison où se déroule des phénomènes étranges : «plusieurs fois par jour, un cri quasiment inhumain s’en échappe, suivi du fracas de meubles projetés au sol.» Au premier étage, régulièrement, des portes fermées à clé s’ouvrent, des chaises sont renversées, des draps de lit sont chamboulés, des objets se déplacent et cela date précisément du décès d’une dame épileptique, Mme Davis, dont un journaliste apprend qu’elle était en colère contre sa voisine, Mme Harrison : celle-ci est accusé d’avoir volé les bijoux de la défunte, d’avoir peut-être même détourné son mari du droit chemin… La morte est donc en rage. Un journaliste, d’abord incrédule, relate des faits inexplicables. Des enquêteurs, les gens du quartier, les milliers de curieux se questionnent. Jusqu’au jour où Mme Harrison déménage. Les phénomènes stoppent immédiatement. Ils avaient ouvert «une brèche dans le monde», dit Grégory Delaplace. Lorsque la brèche se referme, les vivants restent seuls avec leurs interrogations.
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A LIRE : revue Terrain, numéro 69 – «Fantômes» – coordonné par Grégory Delaplace, dirigé par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne. Sortie en kiosque le 24 avril 2018.
NOTES
(1) Grégory Delaplace cite Alban Pensa et Eric Fassin, «Les sciences sociales face à l’événement», Terrain n° 38, 2002, p. 5-20.
(2) Gérard Lenclud «Vues de l’esprit, art de l’autre. L’ethnologie et les croyances en pays de savoir», Terrain n° 14, p. 5-19.
(3) Christophe Pons, «Réseaux de vivants, solidarités de morts. Un système symbolique en Islande», Terrain n° 38, 2002, p. 127-140.
(4) «comme en Islande par exemple où les interlocuteurs de Christophe Pons ne cessent de s’étonner de son étonnement face à ces choses – “Il y a des morts dans les maisons comme il y a des plateaux avec des fruits !” », explique Grégory Delaplace qui cite Christophe Pons : «Pour en finir avec la croyance. Une analyse anthropologique d’histoire de fantôme», Skírnir. Hins íslenska bókmenntafélags n° 172, 1998, p. 143-163.
(5) Les apparitions relèvent-elles de l’imaginaire collectif, de l’auto-suggestion, de la névrose, du phénomène physique ?