Quand Jésus fut crucifiée, Marie-Madeleine était au pied de la Croix, jusqu'au bout. Quand il a ressuscité, c’est elle qui fut la première à le voir. Au Moyen-Age, elle est toujours représentée avec un vase rempli de parfum. Pourquoi ?
Qui dit parfum dit séduction, débauche, voire souillure. Abusivement assimilée à une prostituée, «Marie-Madeleine est souvent représentée au Moyen Âge avec les cheveux dénoués et une pyxide ou pot d’onguent entre les mains». Dans Odeurs et Parfums en Occident (éditions du Félin), la chercheuse Brigitte Munier note cependant le paradoxe de cette imagerie qui, d’une part, désigne Marie-Madeleine comme une femme de mauvaise vie, d’autre part comme celle qui aurait parfumé le Christ avant de voir son corps transsubstantié… Comment comprendre que le parfum soit aussi bien associé au vice, synonyme d’humanité mortelle, qu’à l’onction, synonyme d’immortalité divine ?
Tout commence dans les Evangiles, qui ne se ressemblent pas tous. Certains parlent d’une femme –pas toujours la même– qui aurait oint le Christ de nard précieux. Au Moyen-Age, ces différentes femmes sont rassemblées en une seule : Marie-Madeleine. On lui attribue un geste aussi stupéfiant que scandaleux.
Evangile de Jean
L’Evangile de Jean relate ainsi l’affaire : «six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie où était Lazare qu’il avait [jadis] ressuscité des morts». Marie, la sœur de Lazare (notez qu’il ne s’agit ici nullement d’une prostituée), «prit une livre d’un parfum de nard pur de grand prix, en répandit sur les pieds de Jésus et lui essuya les pieds avec ses cheveux ; et la maison fut remplie de l’odeur du parfum.» Il faut savoir qu’à cette époque le nard est le plus coûteux des parfums, au point que ce mot –nard– finit par désigner le parfum de luxe, quelle qu’en soit la composition. Ce geste de Marie provoque l’indignation des assistants. Judas proteste : «Pourquoi n’a t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers pour les donner aux pauvres ?». 300 deniers, c’est «quasiment le salaire annuel d’un ouvrier, une somme considérable qui aurait effectivement permis de nourrir des milliers de pauvres», commente Jean-Paul Deremble (Université de Lille III), dans un article dédié à cet acte fou (1). C’est alors que Jésus intervient, pour la défendre, parlant du parfum comme d’une prémonitoire oblation : «Laissez-la ! Qu’elle le garde pour le jour de mon ensevelissement ! Oui, vous aurez toujours des pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours.»
Evangile de Marc
La somme de 300 deniers est également citée dans l’Evangile de Marc qui décrit ainsi les réactions des convives : ils sont furieux. «En vue de quoi ce gaspillage de parfum s’est-il fait ?». Les apôtres se mettent à rudoyer la femme. Dans la version de Marc, leur colère est d’autant plus vive que la femme n’est même pas présentée comme la soeur de Lazare. C’est une femme sans nom, une inconnue qui surgit soudain, au beau milieu du repas des disciples. S’agit-il d’une prostituée ? Absolument rien ne l’indique. Elle vient «ayant un vase en albâtre de parfum de nard pur de grande valeur» et, sous les yeux ahuris de tous, s’approche de Jésus puis «ayant brisé le vase en albâtre, elle le lui versa sur la tête.» Ils s’irritent de ce gaspillage. «Mais Jésus dit : “Laissez-la, pourquoi lui causez vous du tracas? Elle a accompli une bonne oeuvre sur moi. Car toujours les pauvres vous les aurez avec vous, et quand vous le voudrez vous pourrez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Elle a fait ce qu’elle a pu : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement.»
Evangile de Luc
L’Evangile de Luc raconte à peu près la même histoire, à une différence près : la femme qui vient au cours du repas est une «fauteuse de la ville» (nous y voilà !) qui vient s’agenouiller devant Jésus, baigne ses pieds de larmes, les lui essuie avec ses cheveux avant de les enduire de parfum. Le maître de la maison se révolte qu’une femme impure ose toucher son invité d’honneur. Mais Jésus lui fait remarquer qu’il n’a reçu de lui –contrairement aux usages– ni eau pour ses pieds, ni baisers, ni parfum, alors que cette femme, elle… «m’a oint les pieds. Pour tout cela, je te le dis, ses fautes nombreuses lui seront remises parce qu’elle a beaucoup aimé.» L’usage du parfum fait partie des gestes d’hospitalité à l’époque. Le geste d’oindre la tête est aussi une allusion à l’onction sacerdotale qui consacre uniquement les rois ou les grands prêtres, seuls habilités à se proclamer Messies («oints»). Quand la femme répand le parfum sur Jésus, elle le désigne symboliquement comme celui sur qui l’esprit saint s’est posé, promis à l’éternité. Et son geste s’accompagne d’un amour total. L’extrême onction donnée aux morts n’est jamais que la répétition de cette scène capitale. Cette femme, qui est devenue pour nous la figure de Marie-Madeleine, est donc l’inventrice du dernier des sacrements.
Jésus comme vase d’albâtre
Quelles que soient les versions, Jésus défend cette femme, qui a donné en pure perte. Là où les disciples voient seulement du gaspillage, lui voit l’image d’un sacrifice qui préfigure le sien propre. Ainsi, cette femme qui brise la fiole, annonce-t-elle la mort de Jésus «assimilé à ce vase dont les parfums se répandent […], explique Brigitte Munier. Judas et les apôtres condamnent un gaspillage somptuaire sans voir la dimension sacrificielle du geste de Marie : le sacrifice, en effet, exclut la consommation, le calcul et le profit pour une consumation définitive qui détache la chose du monde prosaïque pour l’offrir au divin ; il restitue au sacré “ce que l’usage servile a dégradé, rendu profane” (2), aussi le parfum n’apparaît-il plus tel un cosmétique pour le corps, mais telle la fragrance de l’âme offerte à Dieu.» Le parfum, dit Brigitte Munier, incarne par excellence la possibilité offerte aux hommes de convertir leur sac de peau méphitique en ineffable corps de gloire. Constitué d’éléments qui puent et qu’elle nomme «récrémentiels» –sécrétions anales de civette ou musc de chevrotin en rut– le parfum partage avec l’humain son fond d’ancrage biologique. Mais il se constitue aussi d’éléments «qui retournent l’ignoble en glorieux», suivant un jeu d’antinomies réversibles dont elle souligne la beauté à l’aide de citations magnifiques.
«Le parfum le plus profond» se lève du royaume des morts
Ainsi Michel Serres : «le parfum le plus profond touche aux morts et à leur pourriture, se lève de leur royaume». Voilà pourquoi le dénigrement du système olfactif est-il si compatible, en Occident, avec l’usage de l’encens dans les églises : parce que le nez qui nous ramène à notre animalité est par définition le lieu d’une conversion possible. C’est justement parce que nous avons un corps, corruptible, que nous pouvons nous transfigurer. Le parfum ne nie pas la corporéité. Au contraire. Brigitte Munier en fait la magistrale démonstration tout au long d’un livre rempli d’innombrables exemples : «le parfum est au centre de cette dialectique menant de la perversion à la sublimation, de la pourriture à l’incorruptibilité corporelle», dit-elle. «C’est que l’imaginaire est polaire et se plaît à allier le noble à l’ignoble censé le potentialiser : le fumier contribue à la beauté de la rose et il n’est point de paradis sans serpent, de remède sans venin ou d’extase sans terreur.» «Ainsi la bonne odeur et les aromates qui la favorisent sont-ils signes de pureté ; voici derechef confondues par un procédé quasi métonymique la volonté d’oublier le corps et celle de se sanctifier. Il faut donc bien concevoir l’espace sémantique du parfum dans le refus de la corruption corporelle.»
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A LIRE : Odeurs et Parfums en Occident, de Brigitte Munier, éditions du Félin, 2017.
A LIRE EGALEMENT : «Mystiques et masochistes, même combat ?», «Comment définir une caresse ?», «Pourquoi certaines femmes sont des chiennes ?».
NOTES
(1) «A contrario les trente pièces d’argent de la trahison de Judas (Matthieu 27, 3) apparaissent comme une somme dérisoire, le prix d’un champ de potier» (source : « Les parfums de Marie Madeleine », de Jean-Paul Deremble, dans Chroniques d’Art sacré n° 57 Printemps 1999.
(2) G. Bataille, La Part maudite, Paris, Minuit, 1967, p. 100.