Par une nuit d’orage, dans sa cellule aux barreaux d’acier, une femme danse à s’en faire saigner les pieds. Inspiré par Kawabata, un film muet de 1926 est projeté à Lyon, dans le cadre d’un ciné-concert inédit : images au stroboscope et nappes de son hypnotiques.
Le film s’intitule Une page folle (狂った一頁, Kurutta Ippēji). «Considéré comme le ‘Chien Andalou japonais', Une Page Folle est un film qui revient de loin. D’abord parce qu’il a longtemps été considéré comme perdu, avant que son réalisateur n’en retrouve au début des années 70 une copie qu’il avait préalablement enterrée sous sa cabane de jardin au moment de la seconde guerre mondiale. Son scénario est l’oeuvre du Shinkankaku-ha (ou “école des nouvelles perceptions”), un collectif d’artistes d’avant-garde (dont faisait partie Yasunari Kawabata, jeune écrivain alors impublié), qui, sous l’influence du dadaïsme, du surréalisme et de la psychanalyse, cherchait à faire un sort au naturalisme ambiant.» En programme «off» du festival Hallucinations Collectives (27 mars - 2 avril), ce film «rare et visionnaire» sera projeté ce vendredi 16 mars, accompagné en live par le duo Berceau des Volontés sauvages, au cinéma Comoedia (Lyon).
Un film qui a passé 40 ans sous terre ?
Co-organisateur de l’événement, Fabien Thévenot, raconte : «Le film est visionnable sur Youtube (1). L’intérêt pour nous de le programmer c’est qu’il reste assez peu diffusé en salle, mais surtout, qu’il a récemment été restauré par Lobster Films en 4K : comme le film a passé 40 ans sous terre, le matériau d’origine a été considérablement dégradé, ce qui fait de cette version numérique restaurée la plus propre depuis que le film a été retrouvé.» Quarante ans sous terre ? Fabien répond : «La légende veut que le film ait été enterré par le réalisateur, Kinugasa, dans son jardin au moment de la seconde guerre mondiale et qu’il aurait été retrouvé par son auteur 40 ans plus tard. Ceci dit, Serge Blomberg de Lobster a dit lors de la présentation du film à L’Etrange Festival 2017 que c’est une légende urbaine. Et que le film n’aurait jamais vraiment disparu. Impossible d’en savoir plus.»
… Ou qui a été enterré dans du riz, au grenier ?
Une autre version circule, c’est celle écrite par le poète Michaël Moretti, sur son blog “Inculture” : «Une page folle a une histoire hallucinante, dit-il : le film a été perdu dans l’incendie des studios Shimogamo en 1950. Un tremblement de terre n’a pas arrangé l’affaire, la guerre non plus. […] En 1971, année bénie, Kinugasa trouve une copie dans un bac à riz dans son grenier.» La copie survivante est tellement abimée qu’il faut amputer le film de 500 mètres de pellicule, ce qui accentue d’autant son côté frénétique : les lacunes sont si nombreuses que l’histoire en devient elle-même folle. L’histoire ? Un batelier a tellement fait souffrir son épouse, l’abandonnant avec sa fille, qu’elle a sombré dans la démence. Plein de remords, il se fait embaucher dans l’asile où elle est soignée. Puis voilà qu’un jour, sa fille, devenue une superbe jeune femme, vient faire une visite…
Mélodrame ou film expérimental ?
«Nous savons qu’un tiers ou un quart du film a été perdu», raconte Fabien Thévenot. Par ailleurs, le film était à l’époque narré par un benshi, un acteur chargé de faire les voix, le bruitage et de raconter l’histoire. «Sans les explications du benshi et avec la bobine manquante, cela rend le film parfois un peu dur à comprendre. Ce qui me laisse à penser que le film tel que diffusé dans les années 20 devait sembler sensiblement moins expérimental aux spectateurs.» Dans les années 20, en l’occurence, le film fait un flop. Il a coûté 20 000 yens alors que le budget moyen des films à l’époque tourne autour de 12 000 yens. Il est d’ailleurs tourné aux frais du réalisateur lui-même : pour son plus grand malheur, Kinugasa investit ses économies dans le tournage. Hélas. Trop avant-gardiste, Une page folle ne parvient pas à séduire les foules.
Le film-phare des années… folles
Presque un siècle plus tard, on le regarde d’un oeil troublé. D’abord parce qu’il s’agit d’une rareté sur le plan du montage : glissant de la psychose à la réalité, le film fait perdre les repères. Les scènes sont-elles réelles ou imaginées ? Les critiques comparent ce film aux oeuvres d’Abel Gance ou Murnau. Ensuite parce qu’il s’agit d’une oeuvre à multiples mains, impliquant des noms fameux : Kinugasa – réalisateur d’une version peu connue des Sept samouraïs en 1937 et de Porte de l’Enfer (Grand prix du Festival de Cannes, 1954) – collabore avec de grands acteurs (Masao Inoue –qui tient le rôle principal, sans se faire payer– est une des plus célèbres stars de l’époque), mais surtout une flopée d’écrivains (Yokomitsu, Kawabata Yasunari, Kataoka Teppei, Kishida Kunio, Iketani Shinzaburo) qui tous participent à ce qu’ils considèrent comme un véritable défi : réaliser le premier film impressionniste de l’histoire du cinéma japonais, un film dans lequel la lumière (et les impressions qu’elle provoque sur la rétine) constitue le personnage central.
Les acteurs peignent le décor
Curieusement, ce film impressionniste, censé accorder tant d’importance à la lumière, n’est tourné qu’avec… huit systèmes d’éclairage seulement. C’était le 35e film de Kinugasa. Il fut tourné en un mois, dans des conditions difficiles, au studio Shochiku Shimogamo à Kyôto. «Toute l’équipe, acteurs compris, aidèrent à la peinture des décors, poussèrent les chariots et fabriquaient les accessoires. Kinugasa avait seulement huit petites lumières pour travailler ; il a peint les murs avec son argent et a acheté des éclairages supplémentaires. Comme il ne pouvait payer l’hébergement, l’équipe dormait sur place !» Afin que ce film reçoive les honneurs qu’il mérite, deux musiciens – Joost Van der Weerd et Alban Jamin – l’accompagneront ce 16 mars au fil d’improvisations construites sur des enregistrements de voix (2) mélangées à du drone, des plages saturées produites par d’anciens instruments de musique électronique et du theremin. Ce ciné-concert est leur premier véritable travail présenté en public. Ils préparent deux disques pour 2019.
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A VOIR : ciné-concert Une page folle, de Teinosuke Kinugasa, 1926, 69 mn. Film muet accompagné en live par le duo Berceau des Volontés Sauvages (Neo-kraut & Drones - Lyon). Rendez-vous le vendredi 16 mars à 21h15 au cinéma Comoedia : 13 avenue Berthelot, 69007 Lyon. Informations et réservations ici.
FESTIVAL : Hallucinations Collectives (27 mars - 2 avril)
A LIRE : la traduction d’Une page folle se trouve dans les Œuvres complètes de Kawabata, plus précisément dans Romans et nouvelles de Yasunari Kawabata, coll. La Pochothèque, éd. Le Livre de Poche, 1623 p., 26,30 €.
NOTES
(1) «La version sur Youtube fait quelques minutes de plus, mais il s’agit d’une histoire de vitesse de défilement des images plus que de scènes supplémentaires d’une version à une autre.» (Fabien Thévenot)
(2) La voix est celle d’une japonaise qui lit des extraits du scénario signé par Kawabata.
POUR EN SAVOIR PLUS :
Concernant le score (la partition écrite pour un film muet), Fabien Thévenot explique : «Je ne crois pas que le film ait été diffusé à l’époque avec un score défini, il existe à droite à gauche plusieurs versions, celle que Lobster a restauré possède une piste son très contemporaine composée par The Alloy Orchestra (2016).»
François Henry ajoute : «Flicker Alley vend un Blu Ray on demand du film réalisé à partir d’une copie 16mm, sans doute pas la version restaurée en 4K récemment par Lobster. Mais à cette occasion, on trouve sur leur site un texte d’Aaron Gerow sur le film libre d’accès.
Aaron Gerow a d’ailleurs écrit un livre sur le film, paru en 2009, A Page of Madness: Cinema and Modernity in 1920s Japan, apparemment encore disponible à la vente.
Le professeur Jerry Carlson anime une discussion sur Une page de folie avec le psychanalyste Harvey Roy Greenberg et l’historien du cinéma Joseph Anderson ici :
Enfin, un travail sur Bungei Jidai (hasard ou non, ça date de la même période que le bouquin de Gerow)»
Remerciements à Michaël Moretti, Joost van der Werd, Fabien Thévenot et François Henry.