Ressuscitant l’ambiance des bastringues, des clandés pour mâles et des bordels à marins, la nouvelle exposition de la galerie Au Bonheur du jour offre une véritable débauche d’oeuvres interdites concernant les “garçons de joie”.
Avant internet, comment faisait-on pour rencontrer un beau garçon? A partir du 21 février, la Galerie Au Bonheur du jour expose une quantité d’oeuvres plus que sulfureuses : elles reconstituent l’univers du sexe tarifé masculin de 1860 à 1960. Le catalogue de l’exposition («Garçons de joie») est une somme d’images explicites. Certaines, croquées sur le vif ou qui reconstituent les scènes vues dans des bars et des lieux de rencontre, laissent proprement pantois. Il y a un siècle, en France on ne pouvait pas aller au Palais-Royal sans se faire racoler et parfois même toucher par des adolescents décrits comme des «putains mâles». Nicole Canet qui publie le catalogue, accompagne les documents de textes révélateurs. Il y a par exemple ce rapport de police du 31 mai 1872 : «De jeunes garçons en veste et en casquette raccrochent insolemment les hommes. Ils poussent l’effronterie jusqu’à se livrer sur les passants à des attouchements révoltants.»
«Cette hideuse prostitution est le fait de véritables putains mâles»
Le jardin des Tuileries se transforme en baisoir la nuit. Un rapport de 1870 évoque ces hommes qui se donnent «rendez-vous chaque soir dans les jardins. Puis ils prennent des voitures pour se rendre dans une maison bien connue du quartier de Passy où ils se livrent à leurs orgies.» En 1892, des couples sont vus en train de forniquer sur les sièges, ce qui n’est pas sans susciter l’effroi. Un policier s’alarme : «Le jardin des Tuileries est devenu un repaire de pédérastes. Si l’on s’y promène, l’on assiste aux actes les plus obscènes. Tout le monde se livre aux ébats les plus fantaisistes et sans la moindre gêne.» Nicole Canet commente : «À l’instar des actrices de théâtre, certains acteurs du Second Empire jusqu’à la fin du XIXe siècle se prostituaient et il arrivait qu’ils se fassent interpeller par la police, une fois habillés en femme, une autre fois en homme. Ils apparaissent dans les Archives, sur des photos au format carte de visite, souvent revêtus de leur costume de scène, avec des annotations au dos de ces photos : leurs noms et des inscriptions telles que : ped... 1872, Pédéraste en faute, Outrage à la pudeur, Pédéraste en fuite, arrêté pour la sixième fois…»
Créatures, truands et gigolos
«À la Belle Époque, de nombreux bals étaient aussi des lieux de drague et de plaisirs tarifés, où se mêlaient tout un monde interlope, le Bal des Tatas: rue d’Aboukir, la Petite Chaumière : rue Berthe, le Bousca : rue de Lappe, le Bal de l’Opéra»… Nicole Canet énumère mille autre lieux de drague comme «les hôtels dans lesquels un ou deux étages étaient réservés à la prostitution», de même que les bosquets de certains parcs parisiens, à proximité de promenades recherchées pour des rencontres. «C’est en bas des Champs-Elysées, près du Café des Ambassadeurs, 1 avenue Gabriel, qu’autour de «l’arbre d’amour», la nuit tombée, un grand lieu de drague s’animait», dit-elle, citant un témoignage de 1889 : «On peut voir chaque soir errer par groupes d’immondes drôles qui se déhanchent en glissant sur le sol plutôt qu’en marchant. (1)». Pigalle, centre de la vie nocturne, offre aussi aux curieux le plaisir de glisser, anonyme, dans des rues ou des cinémas seulement fréquentés par des hommes. «La brasserie Graff au 92 boulevard de Clichy, ouverte jour et nuit, attirait toute une faune de fêtards, de débauchés mondains, de créatures maquillées au sexe incertain, de truands et de gigolos.»
Tous les prostitués s’appellent Jésus
Plus tard, c’est vers le quartier latin que se déplacent les faunes. Le Cabaret des Quat’z Arts donne chaque année une fête carnavalesque organisée par les étudiants de l’École des Beaux-Arts et elle accueille de nombreux artistes «dont le très exubérant Jean Lorrain qui faisait des entrées fracassantes en maillot rose et caleçon ultra moulant, en peau de panthère.» Les figures d’Henri Miller, Genêt, Cocteau et de certains surréalistes glissent au fil de ces pages dans lesquelles on apprend à quoi ressemblaient les prestations des gitons surexploités dans des maisons closes où les clients font la file d’attente. Mais c’est surtout pour le vocabulaire que cet ouvrage est le plus précieux. «Jusqu’aux années 1930, les prostitués tout jeunes prennent le nom de petit jésus. Lorsqu’ils ont vieilli et gagné de l’audace et de l’expérience, ils deviennent des jésus. Les antiphysiques, dont les amours sont dits “contre nature”, sont nommés les “tantes”. Ils se divisent en catégories distinctes : 1. Les persilleuses appartiennent à la classe ouvrière, racolent au grand jour, recherchent le tapage et offusquent les regards des passants. 2. Les honteuses se cachent et évitent les regards- 3. Les entretenus se retrouvent dans des réunions intimes, des soirées dansantes, des fêtes patronales.»
Ces mots peuvent sembler sordides. Mais ils respirent l’esprit d’une époque durant laquelle tout se faisait dans l’ombre, à la faveur de regards échangés, dans l’ombre et le souffle court. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, ces mots ont été remplacés par gay ou escort boy. Faut-il le regretter ? Peut-être. En préface du catalogue, Frédéric Mitterrand souligne : «le danger a pris le pas sur les surprises, bonnes ou mauvaises des virées ténébreuses et pour le reste désormais il suffit d’un clic.»
EXPOSITION : «Garçons de joie», du 21 février au 12 mai 2018.
Galerie au Bonheur du jour : 1 rue Chabanais - 75002 Paris. Tel. 01 42 96 58 64. Du mardi au samedi 14h30-19h30. VERNISSAGE le mardi 20 février, de 18h à 22h.
A LIRE : Garçons de joie, dirigé par Nicole Canet, textes de Marc Devirnoy et Nicole Canet, éditions Au Bonheur du jour, 2018. Le livre n’est en vente que sur le site ou à la galerie Au Bonheur du jour.
NOTE (1) Pierre Delcourt, Le Vice à Paris, Félix Brossier éditeur, 1889.