En 2015, l’ONU publie son nouvel agenda mondial, avec 17 objectifs de développement à atteindre pour 2030 : le sixième vise à mettre fin aux «besoins à ciel ouvert» et aux WC non-hygiéniques. En 2018, à Berlin, des vespasiennes transformées en club de nuit inaugurent l’ère de la dissidence : vive la promiscuité, vive la saleté !
Saviez-vous que le 19 novembre est le «Jour mondial des Toilettes» ? Il a été créé par l’«Organisation Mondiale des Toilettes» pour promouvoir la diffusion de WC propres et sécurisés en vue de protéger «la santé, la dignité et la vie privée». Chaque novembre, un «Sommet Mondial des Toilettes» réunit les membres du «Collège Mondial des Toilettes» et de milliers d’événements culturels ou académiques, à travers la planète, mobilisent les populations «en faveur d’un accès à l’assainissement pour tous» (suivant une curieuse formule, qui n’est pas sans évoquer l’idée d’assainissement moral). Il s’agit donc de favoriser la mise en place d’installations sanitaires «hygiéniques et équitables» parce qu’à l’heure actuelle «un milliard de gens subissent l’indignité d’avoir à faire leurs besoin en public ou en plein air». Il se peut qu’à dessein (et avec beaucoup de mauvaise foi) je traduise mal la formule en anglais : the indignity of defecating in the open. Mais le sixième objectif de l’ONU insiste trop sur l’idée de la privacy pour qu’il soit possible de se méprendre : dans sa ligne de mire il y a les WC communs, considérés –modernité oblige– comme des lieux non seulement sales mais nuisibles aux droits des humains. Rabelais rirait bien à la lecture de ces règlementations sur la salubrité globale. Etrangement, ce n’est pourtant pas de la France que part la réaction de défense la plus énergique contre cette tendance à l’asseptisation des pratiques corporelles… C’est d’Allemagne. Plus précisément : de Berlin.
Ce samedi 13 janvier 2018, la ville de Berlin lance ses premières pissotières transformées en bar kinky. Il s’agit d’un authentique lieu d’aisance public, aménagé souterrainement à l’angle des rues Mehringdamm/Yorkstrasse. «Fermé au public depuis plus de 25 ans, cet ancien lieu de drague incontournable à Kreuzberg a été réaménagé en galerie/bar de nuit.» Le lieu est loué par la ville à deux jeunes entrepreneurs de 20 ans, avec pour seule condition qu’ils respectent l’esprit du lieu. «Il y avait 2 entrées, deux escaliers : hommes et femmes.» Les cloisons ont été abattues afin que l’espace devienne mixte. Filles Garçons, homos et hétéros, peu importe : comme dans beaucoup de lieux alternatifs à Berlin, tous les corps peuvent se mélanger à la faveur d’une soirée arrosée. Dans ce bar, «le sexe est autorisé, ça va de soi. Tout le monde se frôle dans les nuits branchées des week-ends berlinois. Et les cabines des toilettes toujours très... agitées.» Les parois carrelées du lieu, sans aucun doute, devraient inspirer les visiteurs : c’est le carrelage brut des pissotières, conservé en l’état. Dans la salle du fond, occupée par l’urinoir d’époque, intact, les gens auront tout loisir de «s’isoler» à plusieurs dans une sorte de salon.
«Il y a des restes de graffiti au mur, et le carrelage d’époque recouvert par des créations street art, s’enthousiasme Marc Martin qui contribue au lancement du bar. On verra même le panneau de la ville qu’il y avait à l’époque dans toutes les pissotières pour prévenir des débordements sexuels : Eweckfremde Benuntzung… Attention si vous êtes venus ici pour faire autre chose que l’usage pour lequel ce lieu est fait, vous êtes sous le coup de l’article N° 123, 303…».
Marc Martin jubile. «Les propriétaires du lieu sont hétéros. Ils ne connaissaient rien de la subculture gay quand ils ont commencé à aménager leur espace. C’est en apprenant tout ça qu’ils m’ont invité à faire leur vernissage.» Mieux : c’est en hommage aux rencontres interlopes associées à l’endroit qu’ils ont trouvé le nom du lieu : leur bar s’appelle Die Klappe, l’équivalent de «Pissoir» ou «Tasse», dans le jargon gay. Die Klappe (littéralement «Le Clap») c’est le claquement d’une porte qui fait sursauter tout le monde. En Allemagne, dans les années 1960-70, les pissotières étaient ainsi nommées «à cause du bruit des portes des cabines et qui brisait le silence». Dans le livre (et dans l’exposition au Musée de l’homosexualité de Berlin) qu’il consacre à ces lieux mythiques, le photographe Marc Martin cite un amateur de l’époque : «Il y avait le risque, l’aventure. Le fait d’entendre des voix à l’extérieur, de voir passer des gens devant ces endroits sans se douter de ce que ce qui se passait à l’intérieur, ça rajoutait une tension. On était à la fois au cœur de l’espace public et complètement dans un autre monde, comme dans une bulle.»
Le lancement du bar Die Klappe aura donc lieu ce samedi 13 janvier sous l’égide de Marc Martin et du Schwules Museum qui abrite l’exposition consacrée aux pissotières. «L’intérêt de cette «sauterie» en extra de l’expo, c’est de montrer l’ouverture d’esprit de Berlin», explique Marc. De fait, il est surprenant d’apprendre que des institutions aussi importantes que WALL et BVG (l’équivalent de la RATP et Decaux) se sont associées au projet. C’est grâce à leurs archives que le Musée de l’homosexualité de Berlin a pu recréer une topographie illustrée de la capitale allemande, avec toutes ses tasses d’antan, identifiées comme légendaires lieux de drague… WALL a même généreusement cédé plusieurs portes de pissotières historiques, afin qu’elles soient exposées au Musée comme les preuves matérielles de la vie underground qui animait les WC du métro (avant qu’ils soient fermés au public) Ce sont les pièces maîtresses de l’exposition, livrées, brutes, au regard, avec leurs glory holes, leurs graffitis obscènes et leurs mouchetures séchées. Elles portent en elles toute la mémoire d’un monde qui puait l’urine, la peur et l’excitation.
Imagine-t-on que la RATP en France offre à un Musée des portes de pissotières couvertes de dessins grotesques et de messages lubriques ? En Allemagne, c’est possible. «Quel formidable esprit d’ouverture», souligne Marc Martin, qui note l’importance de conserver ces portes témoins : elles sont tout ce qu’il reste d’une sous-culture de la résistance. Cette résistance-là, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’était pas que sexuelle. Alors que, dehors, régnait la répression, les vespasiennes favorisaient les échanges entre des gens qui appartenaient à différentes classes sociales, et qui –pour se rencontrer– n’avaient à donner ni leur âge, ni la taille de leur pénis, ni leur couleur de peau, ni leur poids, ni leur «identité» sexuelle. Dans les WC publics, tout devenait possible, parce que tout le monde se mélangeait. Comparons avec les WC individuels, actuellement présentés comme les garants de notre vie privée et de notre intimité. Que favorisent ces espaces clos ? L’usage du smartphone, sans doute. Quand il y avait des WC publics, les hommes, en silence, s’unissaient puis se séparaient, en conservant leur anonymat. Maintenant, que les vespasiennes ont disparu, on se rencontre via des sites et des applications Internet sur lesquelles il faut s’inscrire.
«La jeune génération qui drague sur les applications digitales et qui fait du sexe à la carte n’a-t-elle pas perdu un peu de sa liberté ? questionne Marc Martin. Dans les pissotières, l’imprévu, l’inconnu étaient des ingrédients majeurs de l’excitation sexuelle. Il fallait aller vers l’autre, chercher le contact de l’autre. Il y avait paradoxalement une certaine pudeur dans l’exhibition. Aujourd’hui, sur les profils en ligne, tout est déballé avant d’avoir commencé à jouer avec l’autre.» Marc Martin déplore la perte d’une part de mystère dans les pratiques de rencontre. Il faudrait rajouter : la perte de l’invisibilité. On ne peut plus, maintenant, jouer au passe-muraille ni à la fille de l’air quand on veut s’amuser. Il faut d’abord s’enregistrer, avec un numéro IP, et même sous pseudo, chaque profil s’apparente à une fiche de renseignements gravée sur un serveur. Conclusion : plus on cloisonne les lieux d’aisance, plus on sépare les corps, plus –sous couvert de protéger les intimités– on insonorise, on désodorise les espaces, plus il devient facile d’éliminer microbes et zones d’ombre.
RENDEZ-VOUS : «Die Klappe» : anciennes pissotières transformées en bar-galerie. Yorckstrasse 00, terre-plein central au croisement de Mehringdamm et Yorkstrasse – Berlin Kreuzberg, 10965.
Inauguration avec Marc Martin le samedi 13 janvier à partir de 19h. Entrée gratuite.
A LIRE : Fenster zum Klo, Toilettes publiques, affaires privées (ouvrage bilingue allemand-français), catalogue d’exposition de 300 pages, couleur, éditions Agua, sortie le 10 novembre 2017. En vente aux Mots à la bouche.
A VOIR : Exposition Fenster zum Klo, Toilettes publiques, affaires privées, au Schwules Museum (Lützowstraße 73, 10785 Berlin), jusqu’au 5 février 2018.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : «Les pissotières, paradis perdu ?»; «Pourquoi les autorités ont détruit les pissotières»