Il est courant de penser qu’on ne se marie pas par amour dans l’Europe rurale pré-moderne. Le mariage d’amour serait une invention de la bourgeoisie. Que dire des caresses, des baisers et des gestes tendres ? S’agit-il d’inventions récentes ?
Les paysans aux mains calleuses sont-ils capables de caresser ? «Dans le monde rural, selon les observateurs bourgeois et les folkloristes, l’amour s’exprime rarement par des mots, mais par des bourrades, des serrements de main, de lourdes claques sur l’épaule, on se tord les poignets, on se frotte les joues ou les cuisses, on se pince, on arrache les fichus. Il s’agissait aussi dans les jeux amoureux de vérifier la robustesse de la future compagne qui pour être une bonne épouse devait pouvoir être dure à la tâche.» Dans un ouvrage intitulé Histoire sensible du toucher, l’historienne Anne Vincent-Buffault souligne à quel point les paysans pâtissent d’une image de lourdauds. Pour les bourgeois du XIXe siècle, les travailleurs de la terre ont des mains trop abîmées pour être tendres : «insensibilité, caresse rugueuse et sans raffinement, le peuple ne pouvait que caresser rudement. La séduction implique l’empoignade, les bourrades, les pinçons, les torsions de main.»
Quand une jeune épouse arrache son pantalon au mari…
De fait, les témoignages de brutalité sont nombreux. Lorsqu’on consulte d’autres ouvrages pour en avoir un aperçu, on tombe des nues. Martine Segalen évoque (dans Histoire du mariage) «une certaine coutume qui consiste, le jour des noces, à lutter pour s’emparer d’un pantalon ou d’un balai, symboles des pouvoirs respectifs dans le ménage.» Le mari et sa jeune épouse s’empoignent sans ménagement. C’est à qui aura le pantalon. Martine Segalen ajoute que les femmes peuvent d’ailleurs parfois, sans trop d’efforts, se l’approprier : «“Qui se marie par amour a bonnes nuits et mauvais jours”, dit un proverbe populaire, sachant que ce qu’on recherche en mariage dans une société fondée sur le travail manuel, c’est une femme bien solide et courageuse. «La beauté, c’est d’être en bonne chair, bien luisant, gros et gras. une femme “ben groussière”, un homme “bien rougeaud”, voilà le critérium du beau. (1)» Raison peut-être pour laquelle la «séduction» à la paysanne implique des simulacres de combat. On se cherche une femme costaud ?
Peut-on jeter des pierres à celle qu’on aime ?
Alain Corbin, dans Histoire de la vie privée, confirme : «L’amoureux est avare de paroles ; il ne sait guère avouer son penchant que par antiphrase : il le signifie par de souriantes injures ou par de grossières plaisanteries. Une série de gestes balisent l’itinéraire amoureux. On se sert la main à craquer, […]. De lourdes claques sur l’épaule, des bourrades, voire des jets de pierre manifestent clairement le penchant réciproque.» Anne Vincent-Buffault émet cependant une réserve : s’il faut en croire «les archives judiciaires, les approches gestuelles ne sont pas que des manifestations de force physique. En Provence, à la fin du XIXe siècle, les garçons font des agaceries aux filles», dit-elle. Entendez par là : des gestes fort intimes ou des caresses, et de quelle douceur… Certaines sont «prolongées durant des heures». Citant la pratique du maraîchinage vendéen (2), l’historienne évoque ces couples qui s’isolent sous un parapluie violet afin de se livrer, en public (quoique à moitié cachés), à des échanges buccaux appelés baisers colombins : le baiser avec la langue.
Comment faire jouir une fille à travers ses dessous
Les garçons qui «mignotent» et « bichonnent» une fille le font au vu et au sus des familles qui surveillent, mais de loin, les travaux d’approche entre jeunes. Il faut bien se tester avant de s’épouser. La pratique est répandue dans les cultures septentrionales. «Dans les Deux Sèvres, on l’appelait le migaillage. Les filles se laissent “bouchonner” en abandonnant aux garçons le “haut du sac” bien que l’on ne sache pas les limites exactes de ses pratiques d’approches. Il existe des témoignages sur l’albergement savoyard qui datent du XVIIe siècle. Elle serait liée à un mouvement d’émancipation à l’égard de la famille, de la communauté villageoise et des prescriptions religieuses qui s’affirme à partir du XVIIe siècle. C’est le concile de Trente qui le dénonça jusqu’à la menace d’excommunication.» Pour en savoir plus, il faut –là encore– consulter le texte de Martine Segalen : dans Histoire du mariage, elle donne plus de détails. Connaissez-vous, en Savoie, la coutume dite de la tressaz ou trosse ?
Flirts collectifs très poussés chez les montagnards
«Dans certaines parties de la Savoie […], un jeune homme pouvait mettre une échelle à l’extérieur de la maison de sa bien-aimée, grimper jusqu’à la chambre de celle-ci, passer la nuit dans son lit, à condition de ne pas se déshabiller. Ce qui révolte le plus les prêtres, c’est que les parents sont d’accord. Rite de courtoisie très ancien, l’église n’a cessé de le dénoncer en lançant contre lui des interdits, inefficaces, puisqu’on pratique encore cette coutume à la fin du XIXe siècle.» Martine Segalen cite un document de 1609, signé par l’archevêque de Chambéry qui dénonce l’“usage infernal” de la tressaz : «De jeunes paysans ont l’habitude […] de prolonger les veillées jusque tard dans la nuit avec des jeunes filles nubiles et, […] de leur demander l’hospitalité avec l’intention de se coucher, ce que dans le langage habituel, on nomme alberger. […] Chacune, gardant cependant ses vêtements de dessous, s’abandonne d’une façon irréfléchie dans le même lit à la discrétion de l’un des jeunes gens. Là, sous le coup de la passion amoureuse, malgré le vain obstacle des vêtement, il arrive très fréquemment que soient rompus les promesses bien frêles et les hymens de la virginité.»
Mettre la charrure avant les boeufs
De telles pratiques de visites nocturnes s’observent fréquemment dans les alpes bavaroises ou suisses sous le nom de Kiltgang, Fernstern ou Schläfen, Fensterlen. Ces relations sexuelles, qui relèvent le plus souvent de la masturbation réciproque, sont d’autant plus tolérées qu’en cas de «dépassement», le garçon est tenu d’épouser celle qui porte un enfant. Pourvu que la mariée ne soit pas enceinte de plus de trois mois (que cela reste discret), le mariage est toujours prononcé à temps pour officaliser l’union. «D’une grossesse prénuptiale, on dit: “mettre la charrue avant les bœufs”, mais aussi “casser sa noisette” (3)», raconte Marine Segalen avant de conclure : «D’amour, comme seul fondement de l’union, il n’en est certes pas question dans ces sociétés paysannes. Il ne sera légitimé qu’entre les deux guerres. Cependant, si l’intérêt des parties a le dernier mot, l’inclinaison amoureuse n’en est pas pour autant absente et rien n’interdit que se forme une relation amoureuse.» La notion d’amour n’est donc pas étrangère aux filles et aux garçons des champs. Quant aux caresses…
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A LIRE : Histoire sensible du toucher, d’Anne Vincent-Buffault, L’Harmattan, 2017.
Histoire du mariage, dirigé par Sabine Melchior-Bonnet, Catherine Salles, coll. Bouquins, éditions Robert Laffont, 2009. Martine Segalen a signé le chapitre intitulé «Un Long XIXe siècle», qui se trouve dans le chapitre 4.
Histoire de la vie privée, dirigé par Philippe Ariès et George Duby, Seuil, 1987. Alain Corbin, a signé le texte intitulé «coulisses», qui se trouve dans le tome 4: «De la révolution à la grande guerre».
NOTES
(1) Martine Segalen cite ici : Hugues Lapeire, Le Berry vu par un Berrichon, gamber, 1928, p. 59.
(2) Dans Histoire du Mariage, Martine Segalen explique ainsi le maraîchinage : «Il s’agissait d’un flirt public, aux gestes codifiés. Les jeunes gens, soit à l’auberge, soit le long des talus, échangaient de longs baisers — dit baiser colombin, avec la langue — et des déclarations très directes, protégés des regards indiscrets par un grand parapluie. La séquence est ritualisée en plusieurs étapes: le garçon aborde la jeune fille en lui tirant sur son jupon, puis il cherche à s’emparer du parapluie qu’elle porte sous le bras. Si celle-ci est consentante, elle l’emmènera «maraîchiner», sous son parapluie.»
(3) «Les noisettes sont également symboles de sexualité et de fécondité, et l’on voit les jeunes gens offrir à leur galante des provisions de ces fruits. même en Basse-Bretagne, où le contrôle religieux sur la morale sexuelle était très strict, lors des pèlerinages — eux aussi lieux de rencontres favoris de la jeunesse — les jeunes filles mettaient des noisettes et des pommes au fond des grandes poches de leurs tabliers et les garçons les recherchaient avec une grande ardeur. en breton, ces jeux sexuels s’appelaient «Fouil Jakot». plusieurs expressions populaires se réfèrent à leurs conséquences.» (Martine Segalen,HIstoire du Mariage).