En 1887, la police doit réprimer les agissements de maniaques : «ces aberrés passionnels» embrassent par surprise des passantes, mais attention pas n’importe où. Ils les embrassent à l’endroit où elles ont des petits cheveux qui frisent, sur la nuque.
Au XIXe siècle, la rue n’est pas un endroit sûr pour les femmes qui se font agresser par «des amateurs, beaucoup d’amateurs» : dans ses mémoires publiées en 1887 (Un joli monde), l’ancien chef du service de la Sureté –Gustave Macé– raconte que des hommes (généralement âgés de 40 à 50 ans, issus des classes favorisées) agressent sexuellement des femmes… en leur posant un baiser dans le cou. Mais pas n’importe où. Ils choisissent toujours le même endroit : celui où les femmes ont des cheveux follets et où, de leur chignon, s’échappent des «petits mèches mignonnes et agaçantes». Ils posent leurs lèvres par surprise «puis ils s’esquivent […] en faisant claquer la langue d’une façon sonore, se léchant les lèvres pour savourer le parfum que les petites frisettes à la couleur préférée viennent d’y laisser.» Ce sont «les idéalistes du vice», conclut Gustave Macé, par allusion au fait que les «petits cheveux» renvoient par métaphore à ceux que les femmes possèdent plus bas.
«J’aime sa longue chevelure»
A la même époque, le poète Guilhem écrit : «Que de grâce dans sa tournure / Et quel maintien majestueux / J’aime sa longue chevelure / Mieux encore ses petits cheveux.» S’inspirant de ce poème, Jean Feixas et Emmanuel Pierrat publient un livre intitulé Les Petits cheveux, sous-titré Histoire non convenue de la pilosité féminine. C’est l’occasion pour eux de citer quantité de poèmes et d’anecdotes dont le sens brusquement s’éclaire à la lumière de cette analogie posée entre cheveux et poils. Impossible de comprendre les maniaqueries du XIXe si l’on ignore l’expression «femme en cheveux» : «il se disait d’une femme qu’elle était “en cheveux” (c’est-à-dire non peignés et répandus sur les épaules comme si elle sortait du lit ou s’apprêtait à y aller) pour indiquer qu’elle n’avait pas davantage de retenue dans son comportement sexuel que dans sa coiffure et qu’elle tenait même inconsciemment à le faire savoir.»
Femmes «en cheveux» : scabreux
Cette association entre la chevelure libre d’une femme et sa luxure supposée favorise tout un imaginaire autour des poils : les toisons pubiennes et les gousses (les aisselles non épilées) deviennent les enjeux de débats passionnés. Sont-il plus fournis, plus touffus et plus noirs quand la femme est «portée aux plaisirs» ? Sont-ils plus frisés quand elle a de l’expérience sexuelle ? C’est la question que pose le docteur Labarthe dans un Dictionnaire populaire de médecine usuelle en 1891. Il raconte le cas «d’une femme de Munster, d’ailleurs bien portante [sic], dont les poils du mont de Vénus descendaient jusqu’aux genoux, et celle d’une Lituanienne chez laquelle ils atteignaient 1,80 mètre, si bien que pour les empêcher de traîner par terre, elle était obligée de les enrouler autour de sa cuisse.»
La «Nuit sans étoiles» de la toison pileuse
Alors que les savants se passionnent pour les pilosités intimes (dont la touffeur est censée correspondre à une libido surpuissante), les fétichistes des cheveux établissent des correspondances entre la tête d’une femme et ses cuisses : embrassant sa nuque, ils croient enfoncer la bouche plus bas. C’est le monde à l’envers. Baudelaire, en 1866 (dans le recueil Les Epaves), publie un poème intitulé «Les promesses d’un visage» dans lequel on ne sait plus trop s’il parle de la physionomie faciale ou génitale : «Une riche toison qui est vraiment la sœur / De cette énorme chevelure / Simple et frisée qui t’égale en épaisseur, / Nuit sans étoile, nuit obscure». On est dans le noir, littéralement.
Les ongles à poils de 2016
On pourrait croire que de nos jours (libération sexuelle aidant) de telles aberrations ne sont plus possibles. Plus besoin d’embrasser une femme dans le cou pour s’offrir le plaisir d’un contact «déplacé» : le cunilingus ne fait plus l’objet d’une répression. On peut directement accéder aux poils pubiens là où ils se trouvent –sur le pubis– sans passer pour un déséquilibré. Mais alors… comment expliquer le succès des Furry Nails, les ongles ornés de toisons pileuses ? En février 2016, ils font leur apparition, sur les podiums de la Fashion Week new-yorkaise, aux mains des mannequins défilant pour la marque «Libertine». C’est Jan Arnold, le directeur de CND Nail Polish, qui les invente et depuis plus personne ne se gêne pour porter du poil aux ongles. Comme si le déplacement des poils au bout des doigts rendait leur existence plus légitime. Jean Feixas et Emmanuel Pierrat s’en amusent : même les sourcils, disent-ils, paraissent trop pileux de nos jours, tant le poil reste suspect. Leur ouvrage, richement documenté, en fournit d’abondantes preuves. La libido féminine ferait-elle toujours peur ?
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A LIRE : Les Petits cheveux. Histoire non convenue de la pilosité féminine, de Jean Feixas et Emmanuel Pierrat, éditions La Musardine, 2017.