Les personnes «mauvais genre» ne demandent pas pardon de choquer ce que l’on nomme hypocritement les «sensibilités» religieuses ou morales. Ce qui en fait des cibles idéales. Si elles parlent de la réalité –viol, inceste, pédophilie– les voilà fauteuses de trouble. Sommées de s'excuser et de se justifier.
François Angelier se déchaîne. Dans la préface à l’ouvrage Encyclopédie pratique des Mauvais Genres : «Le mauvais genre, c’est […] une angoisse reine, celle qui vous fait comprendre que le monde prend l’eau depuis toujours, que la maison mère est sinistrée du socle au faîte, alors en riposte se vivre comme une fête, s’orchestrer comme un drame, être à soi sa propre tragédie.» Nul désir de transgresser chez les personnes de mauvais genre. Ils et elles sont discrets, cultivent la solitude en ascètes ou en mutilés. «Des piloriés de naissance», dit Angelier : «Ceux qui détonnent jamais n’en font des tonnes. Dandys donc, et véritablement, irrémédiablement en dehors des clous, de la race des mis-au-ban».
«Comme mon cœur sera mort depuis longtemps…»
Dans son Encyclopédie pratique des Mauvais Genres, Céline du Chéné en donne l’illustration saisissante. Sur les 26 personnes dont elle dresse le portrait, beaucoup sont des rescapées. Leur passé n’est souvent même pas évoqué. Il se dessine en filigrane d’oeuvres faussement naïves, des dessins gribouillés de rouge, des cahiers d’écolier, des ritournelles phobiques. L’écrivaine Marie L, par exemple, écrit des textes-poèmes sur ses souvenirs d’enfant : petite, elle avait si peur de dormir… «J’irai me coucher, dit-elle, pour regarder la nuit. Comme mon cœur sera mort depuis longtemps, je ne m’entendrai pas pleurer […] puis je fermerai les yeux doucement, proprement. Proprement rassurée, car les hommes ne sont fréquentables que dans les rêves.» (Quelques lettres au milieu d’elle, 2011). Longtemps, Marie s’est lardée d’aiguilles. Pour ne pas s’endormir. Dans ses livres Confessée (Climats, 1996), Noli me tangere (La Musardine, 2001) et Red Sofia Song (Cartouche, 2009), elle raconte ses expériences extrêmes liées au masochisme.
Au corps-à-corps avec qui on est
Dans ses courts-métrages aussi le sang coule : Catherine Corringer, réalisatrice de films (Day’s night, In Between, This is the girl, Smooth, High Mothers) lacère des peaux, se fait scarifier ou suspendre par des crocs de boucher. Aucun faux-semblants dans cette quête de la rédemption. Le dos tatoué d’un phoenix, Catherine ne fait jamais que filmer ses renaissances qui –suivant la formule de Paola Daniele (chorégraphe «spécialisée» dans les menstrues)–, sont forcément liées «à ce sang, qui représente la vie». Pourquoi en avoir peur ? Hélas. Maintenant le corps ouvert dérange, autant que les sujets dits «sensibles» lorsqu’ils sont traités de biais, par des personnes qui refusent de se définir comme des victimes, qui restent ambiguës, qui ne cèdent pas à la facilité d’un simple discours de diabolisation. Prenez Eric Pougeau par exemple. En 2004, il réalise une oeuvre intitulée L’Infamille (famille-infamie) constituée de 33 mots rédigés sur papier blanc qui commencent par « Les enfants » : «Les enfants, nous allons faire de vous nos putes. Vous êtes notre chair et notre sang, A plus tard, Papa et maman». «Les enfants, nous allons vous clochardiser, vous mourrez de faim»…
«Les enfants, Nous allons vous pendre et baiser vos cadavres»
L’oeuvre est exposée en 2008 au Frac de Lorraine à Metz, entre des oeuvres de Gina Pane ou d’Agnes Varda. L’Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française (AGRIF) voit dans cette exposition un «message à caractère pedopornographique» et dénonce l’infraction prévue à l’article 227-24 du Code pénal qui vise à protéger les mineurs de la violence et du sexe. Elle porte plainte au pénal, en 2010, sans succès. L’AGRIF saisit alors la justice au civil. Cette fois-ci, ça marche, à moitié : la FRAC est condamnée à payer «un euro symbolique à titre de dommages-intérêts» pour n’avoir pas interdit l’exposition aux moins de 18 ans. Mais le FRAC fait appel. En janvier 2016, la condamnation est infirmée. Non, cette oeuvre ne porte pas «atteinte à la dignité de la femme et au respect de l’enfant», dit la Cour d’appel.
Oeuvres-miroirs de notre intranquillité
Dans l’Encyclopédie pratique des Mauvais Genres, Céline du Chéné proteste : «Plutôt qu’interpréter ses œuvres comme une provocation cynique», il faudrait voir, dit-elle, le travail d’Eric Pougeau comme un miroir de notre propre intranquillité. Si les messages d’Eric nous frappent, c’est forcément qu’ils réveillent en nous des émotions profondes, exhume les vieilles angoisses. Ces «simples petites phrases ont le pouvoir d’ouvrir des brèches, confirme Céline. Comme celle inscrite sur une feuille à carreaux sous une photographie d’Éric Pougeau, écolier bien coiffé au sourire crispé, qui regarde de biais le photographe, sous laquelle on peut lire: “Ne me cherchez pas, je suis mort.”»
«Mon travail montre la violence des systèmes», dit Eric. Pourquoi en avoir peur ? C’est la même question qui revient face au travail perturbant de Sarah Barthe. L’artiste «cultive le malaise. […] un univers qui va bien au-delà des classiques terreurs enfantines.» Intitulée Princesses, sa série des faux coloriages, notamment, fait «tâche» : «“Blanche-Neige s’es maquillé pour allé rendre visite à ses amis les nains”, cette phrase est écrite d’une main tremblotante sur un coloriage représentant l’héroïne de Walt Disney.» La bouche surmaquillée de rouge, les yeux dégoulinant de fard noir et de larmes : Blanche-Neige s’est fait salement abîmer.
«J’ai encore fait pipi au lit papa a encore fait pipi sur moi.»
Sur son blog, Sarah Barthes écrit : «Je m’intéresse aux relations ambivalentes, obscures, parfois malveillantes, liées dans l’enfance […] mettant en lumière certaines contradictions ancrées en chacun de nous. Empruntant à la psychanalyse et aux contes de fées, mes histoires pour enfants deviennent des histoires pour adultes, et derrière des images apparemment innocentes se cachent des désirs enfouis et inavouables. A la mémoire du spectateur se rappellent alors, dans un écho troublant, parfois insupportable, sa propre histoire, ses peurs ou ses fantasmes…» Détournant les dessins au feutre, remplis de bonhommes et de petites fleurs, Sarah Barthes fait des images glaçantes, accompagnées de phrases gribouillées qui ne laissent plus de place à l’équivoque : «Papi m’a di que si je ne di rien il me donera un bonbon il a di.» «J’ai encore fait pipi au lit papa a encore fait pipi sur moi.» «Quand je serai grande je voudrais etre morte.»
«Papi m’a dit de cueillir des leurs pour maman»
«Cette série a valu des déboires à l’artiste: en décembre 2006, alors étudiante aux Beaux-Arts de Nîmes, son travail est sélectionné pour être présenté au Carré d’art, haut lieu de l’art contemporain de la ville. Le jour du vernissage, un homme hurle qu’il faut immédiatement décrocher les dessins et menace de les arracher. Dès le lendemain, le directeur de l’école et le service culturel de la mairie font l’objet de pressions; ils finiront par céder et demander à Sarah Barthe le retrait de certaines œuvres. Elle obtempérera à sa manière en décrochant un dessin pour le remplacer par un autre représentant un bonhomme posant sa main sur la tête d’une petite fille à la mine contrariée : “papi m’a di de décroché mes dessins sur le mur du carré d’art.” Les papis se reconnaîtront... Mais le nouveau dessin se verra, lui aussi, retiré sans que l’on prenne la peine d’en avertir l’artiste.» Les médias s’emparent de l’affaire.
Violée ? «Si je dis oui, les gens sont rassurés»
Sarah Barthe s’explique : «Souvent, on me demande pourquoi je fais ça et si je rejoue mon histoire personnelle à travers ces dessins. J’ai pris le parti de ne pas répondre directement, car, si je dis oui, les gens seront rassurés : je règle mes comptes avec mon passé ; si je dis non, on estimera que je ne suis pas légitime. Rester ambiguë tout en étant extrêmement sincère dans ma démarche me permet de toucher à l’universel. Ce sont avant tout des questions de société, bien plus présentes qu’on ne veut le croire. Il suffit d’ouvrir les journaux. Mais, en utilisant le dessin d’enfant, je mets tout le monde mal à l’aise. D’autant plus que je conçois ces images comme des pièges : vu de loin, ça paraît mignonnet, attirant, mais, dès qu’on s’en approche, on se trouve face à l’insupportable.»
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A LIRE : Encyclopédie pratique des Mauvais Genres, Céline du Chéné, éditions Nada, sortie le 12 octobre 2017.