Le porno a les mêmes vertus qu’un miracle, affirme Henry Miller, qui se compare à Jésus-Christ dans un texte lumineux, profondément emprunt de spiritualité. Reste à savoir si le porno nous «libère» ou nous «délivre»… Ce n’est pas la même chose.
«Discuter la nature et le sens de l’obscénité est presque aussi difficile que parler de Dieu.» Lorsqu’en 1945, Henry Miller, auteur d’oeuvres pratiquement toutes interdites aux Etats-Unis, publie un pamphlet contre la censure, le texte –dès la première phrase– frappe. Le pamphlet s’intitule L’Obscénité et la loi de réflexion et commence par une question : un mot, un film, peuvent-ils être sales ? Miller emprunte sa réponse à Saint Paul : «Je sais et je suis convaincu par Notre-Seigneur Jésus qu’il n’y a rien de sale en soi, mais celui qui pense que quelque chose est sale, cette chose est sale pour lui.» (Epitre aux Romains XIV, 14). Autrement dit : la notion d’obscénité est trop subjective pour qu’il soit possible d’en donner une définition. L’obscénité en soi n’existe pas. Elle n’existe que pour ceux qui la voient. Poursuivant son analyse, Henry Miller fait de l’obscénité un révélateur : ceux qui la voient, ne font que projeter leurs troubles, leurs désirs empêchées, leurs envies frustrées… L’obscénité, dit Miller, «est ce qui vient à la surface d’étrange, d’excitant et de défendu, et qui par suite arrête et paralyse, quand sous les dehors de Narcisse, nous inclinons notre image sur le miroir de notre iniquité.»
L’obscénité, comme le miracle, est une technique d’enseignement
L’obscénité est notre reflexion en miroir. Mieux, ajoute Miller : «Son dessein est d’éveiller.» Comparant l’artiste à Jésus, il pousse sa réflexion plus loin : Jésus a accompli des miracles afin d’éclairer les hommes. L’artiste fait des oeuvres obscènes afin, lui aussi, de réveiller les consciences. L’obscénité a la vertu d’un ébranlement salutaire. Elle secoue, elle choque, elle désigne les limites qu’un individu s’est fixé ou les zones d’ombre qu’il gardait dans les recoins obscurs de sa psyché. Pour Miller, ces limites sont des entraves inutiles, aussi inutiles finalement que notre perception du Moi. «Prenons un être comme le yogi», dit-il, s’il a atteint l’illumination, le yogi n’a plus de Moi, il n’a plus peur de la mort, il ne fait plus que nager dans «les vastes espaces libres de l’amour». La métaphore peut sembler naïve, mais Miller n’en a cure : continuant sa démonstration, il affirme que par opposition «l’homme ordinaire» est incapable d’atteindre cet état, parce qu’il tient trop à sa vie, à son Moi, à sa sécurité et à son confort.
Nous ne voulons pas être libérés, mais… délivrés
Arrivé à ce stade, Miller émet une distinction géniale entre deux mots : libération et délivrance. Ce n’est pas la même chose, dit-il. «L’homme ordinaire ne veut pas être libéré […] N’ayant pas la foi, il ne peut jamais commencer à savoir la signification de l’amour. Il cherche la délivrance, non la libération, ce qui revient à dire qu’il préfère la mort à la vie.» Cherchant la délivrance, l’homme ordinaire se rue dans ces divertissements qu’on appelle la guerre, le tourisme ou la consommation. Il s’offre des frissons à doses homéopathiques. Un peu de mort, pour apprivoiser ses craintes. Un peu de sexe, pour s’oublier. Un peu de plaisir. Dans le contexte de la modernité occidentale, l’homme ordinaire souffre d’avoir à porter le fardeau de son Moi et les divertissements lui servent à tuer temporairement ce Moi, auquel malgré tout il tient. Alors il cherche non pas à s’en libérer, mais à s’en délivrer et c’est ici que Henry Miller donne l’estocade : dénonçant «les fondrières du complexe sadistico-masochiste qui s’est fixé comme un cancer au coeur de notre vue civilisée», il en appelle au dépassement de l’obscénité. Se repaître d’obscénité, dit-il, c’est toujours en rester au stade du cocon. Il faut sortir !
Sauter le pas : qui ose ?
«La libération implique le brusque rejet des chaînes, l’éclatement du cocon. Ce qui est obscène, ce ne sont que les mouvements préliminaires et annonciateurs de la naissance, les convulsions pré-conscientes en présence d’une vie à venir.» Autrement dit, continue Miller : l’obscénité relève du conflit intérieur, qui doit être résolu. L’obscénité a la vertu très haute de mettre à nu nos contradictions. Reste à les annihiler. «Tout ce qui exige un remède radical exige Dieu et toujours sous quelque forme de mort ou d’annihilation. Chaque fois que l’obscénité surgit, on peut sentir la mort imminente d’une forme.» De façon lucide, Miller ajoute cependant que rares sont ceux ou celles qui parviennent à se libérer. Nous ne faisons que nous délivrer. Lorsque nous consommons du «sale», du «porno» ou de l’«indécent», nous restons toujours en-deçà, dans une «confrontation oblique de voyeur avec les mystères, cette marche au bord de l’abîme, avec toutes les extases du vertige en même temps que les refus d’abandon au charme de l’inconnu.» Nous ne sautons jamais. Ce qui amène Miller à conclure, un brin désabusé : «L’obscène a toutes les qualités de l’intervalle dérobé.»
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A LIRE : L’Obscénité et la loi de réflexion, Henry Miller, coll. L’attrape-Corps, éditions La Musardine.
Cet article fait partie d’un dossier sur le porno. Première partie : «Le selfie, c’est porno ?»
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