«Elle doit avoir l’air sexy». «Il doit me mettre en feu». C’est devenu le critère central de sélection d’un partenaire : sexy, hot, désirable, excitant, voire BAB… On s’évalue à l’aune de la combustion sensuelle. Vas-y, donne-moi envie. Je t’offrirai mon coeur.
Dans l’Oxford English Dictionary, jusque dans les années 1920, le mot “sexy” est péjoratif, sinon insultant. Il faut attendre les années 1950 pour que la signification moderne du mot, utilisé pour désigner des personnes, entre dans le langage courant avec une connotation positive. Sexy : «personne sexuellement attirante». En 1957, un auteur William Camp écrit dans Prospects of Love : «Il doit y avoir quelque chose chez elle qui hurle qu’elle est baisable. Une fille n’a pas à être jolie pour être sexy.» La «désirabilité sexuelle» (ou sex-appeal) devient une expression à la mode. On ne veut plus d’une femme qui a du chien. On veut qu’elle soit chienne.
«Je dois sentir qu’elle aime le sexe»
Dans Pourquoi l’amour fait mal, la sociologue Eva Illouz s’interroge sur cette évolution des moeurs. Un chef d’entreprise lui explique un jour qu’il choisit des compagnes «sexy» de préférence. «Qu’entendez-vous par là ?», demande la chercheuse. «Eh bien je dois sentir qu’elle est chaude, qu’elle aime le sexe, qu’elle aime donner du plaisir et en recevoir.» Il ajoute qu’il est difficile de trouver une femme qui «véritablement vous excite» : cela se sent «quand la personne est devant vous» mais il est difficile de mettre des mots dessus. Ce témoignage, dit Eva Illouz, illustre l’importance primordiale du sex-appeal dans le choix d’un(e) partenaire pour la vie. Elle est bien loin l’époque où les épouses étaient «rangées» ! Au XIX siècle, les filles à marier de la bourgeoisie étaient «considérées comme attirantes en raison de leur beauté (physique, spirituelle) mais non de leur attrait sexuel.»
Si tu me fais bander, je te prends… pour épouse
Il ne s’agit bien évidemment pas ici d’affirmer que le sex-appeal en tant que tel est une chose nouvelle : «L’histoire déborde d’exemples montrant la force de l’attirance érotique […] dans le fait de tomber amoureux.» Mais cette aptitude à créer du désir n’était pas reconnue comme un critère d’évaluation pour la recherche d’une épouse (ni d’un mari). Voilà la nouveauté : «c’est que l’attrait physique est devenu un critère conscient, explicité, légitime et incontournable de la sélection du partenaire», dit Eva Illouz qui insiste. «Le sex-appeal exprime le fait que, dans la modernité, l’identité de genre des hommes –et plus encore celle des femmes– s’est transformée pour devenir une identité sexuelle, c’est-à-dire un ensemble de codes corporels, linguistiques et vestimentaires très consciemment utilisés dans le but de susciter le désir sexuel de l’autre.» Quelle est l’origine de cette métamorphose sociale ?
Comment expliquer ce changement ?
Tout commence avec la production industrielle du XIXe siècle, qui ouvre l’ère du consumérisme. Qui dit consommer, dit jouir. Encourager l’achat de produits, c’est forcément favoriser l’idée du plaisir, du fait de se faire plaisir et de la satisfaction personnelle. «Une perspective qui se transpose facilement dans l’univers de la sexualité», glose Eva Illouz, en notant que, comme par hasard, au moment-même où la société de consommation place le désir au coeur de son système, les tabous sur le corps et le plaisir sont levés, avec l’aide d’experts issus des rangs de la psychanalyse et de la psychologie. Ces deux sciences médicales nouvelles présentent d’ailleurs pour point commun d’organiser l’histoire psychique de l’individu autour de la sexualité. Ce faisant elles font de la jouissance le garant de l’équilibre individuel. Qui dit «bien baiser», dit «bonne santé». Autrement dit : jouir et consommer plus longtemps.
Consommer, baiser, revendiquer ce droit. Et le tour est joué…
Au XIXe siècle, «des psys et autres conseillers représentant désormais un secteur économique considérable, se mirent à affirmer haut et fort qu’une vie sexuelle épanouie était essentielle au bien-être, se moque Eva Illouz. Le passé et l’avenir de tout un chacun gravitaient désormais autour de la sexualité. Le moi non seulement se faisait à lui-même le récit de son histoire propre en tant qu’histoire sexuelle, mais il faisait également de la sexualité, comme pratique et comme idéal, le telos de ce récit.» Continuant l’historique, la sociologue ajoute qu’avec la révolution opérée par le féminisme des années 1960, la sexualité devint non seulement bonne pour la santé, mais politiquement correcte. «Le plaisir sexuel devint un moyen d’affirmer l’accès des femmes à une pleine égalité avec les hommes, faisant ainsi de la sexualité la dépositaire d’une affirmation positive –voire morale– du moi. Le mouvement homosexuel contribua encore plus à mettre en parallèle sexualité et droits politiques : le choix, l’auto-détermination et l’autonomie.»
Etre sexy pour faire la guerre
Il pourrait semble spécieux qu’Eva Illouz assimile ainsi consumérisme et libération sexuelle, en désignant Freud, les féministes et les communautés LGBT comme responsables de ce qu’elle nomme «La grande transformation de l’amour». Son discours frôle parfois la diatribe ambiguë, surtout quand elle évoque la «marchandisation des corps», mais la sociologue s’en défend : «Ce livre peut passer pour un acte d’accusation contre l’amour tel qu’il est vécu dans la modernité, dit-elle. Mais il serait bien plus utile de le considérer comme une tentative de contrer l’idée selon laquelle […] la sexualité serait source de bonheur et d’accomplissement de soi.» La réalité, ainsi qu’elle le démontre, est toute autre : hommes et femmes, désormais, «rivalisent entre eux pour obtenir les partenaires les plus désirables.» Il n’est question ni de s’en réjouir, ni de s’en attrister, mais de comprendre que le phénomène est vecteur d’innombrables tensions et d’inégalités. Tout le monde ne peut pas prétendre au statut de bombe sexuelle.
Sois érotique
Pour trouver un(e) partenaire maintenant, il faut afficher un CV de pornstar : l’endurance, les talents ou les dons secrets participent des «nouveaux modes de reconnaissance. Comme dans tous les champs sociaux, le succès consolide le statut social et renforce l’estime de soi.» Mais la compétition fait rage et les inégalités frappent la frange des «mal-baisé(e)s», grands perdants de cette guerre sur le marché matrimonial. Les filles non-érotiques ne trouvent pas «preneurs». Les garçons non-chauds sont ostracisés. Le pire, c’est qu’il n’existe aucun refuge pour ces SDF du sexe : entrer en religion ? La vocation de nonne ou de moine n’est plus synonyme d’héroïsme, car notre époque a banni l’idéal même du non-jouir. Ne pas être sexuel, maintenant, semble si peu légitime que les laissés-pour-compte du système tentent –pour certains– de justifier leur «asexualité» en disant qu’il s’agit d’un équivalent de l’hétérosexualité ou de l’homosexualité : autrement dit d’une «autre» forme de sexualité. C’est bien le comble de l’ironie qu’on ne s’accorde même plus le droit d’être juste abstinent. L’abstinence n’est plus considérée comme une option de vie légitime. Quant à la virginité… Passé 25 ans, cela devient une maladie honteuse.
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A LIRE : Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz, éditions Seuil, 2012.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Pour en finir avec l’asexualité»