Si vous choisissez celle dont les hôtesses ont les sourires les plus radieux, profitez-en pour lire un ouvrage-culte enfin traduit en Français –“Le Prix des sentiments”– consacré à la question : qu’est-ce que ça coûte un sourire ?
Lorsque, à la fin des années 70, la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild enquête sur les hôtesses de l’air, elle note qu’on paye surtout les hôtesses pour «avoir l’air heureuse». Y compris lorsque des passagers les appelle «poupée», «chérie», «Miss» ou se permettent d’être grossiers. Arlie Hochschild se rappelle un chapitre du Capital, dans lequel Karl Marx évoque la situation d’un enfant de 7 ans forcé de travailler 16 heures par jour sans s’arrêter : sa mère doit le nourrir alors que l’enfant continue d’actionner la machine. «Marx se demandait combien d’heures par jour il était juste d’utiliser un être humain comme instrument.» Cent dix sept ans plus tard, une jeune femme de 20 ans s’assoit avec cent vingt apprenties hôtesses de l’air dans l’auditorium du Centre de formation du personnel navigant de la compagnie Delta Airlines et note avec application : «Important de sourire.»
«Souriez. Souriez pour de vrai»
La sociologue, assise à côté d’elle, griffonne dans son cahier : «travail émotionnel», pressentant que ce travail-là est tout aussi nocif, voire pire, que l’accablante routine des ouvriers. «L’enfant du XIXe siècle, maltraité dans son usine anglaise de papier peint, et l’hôtesse de l’air américaine du XXe siècle, correctement payée, ont quelque chose en commun : pour survivre à leur travail, ils doivent se détacher mentalement d’eux-mêmes – l’ouvrier de son propre corps et du travail physique, l’hôtesse de l’air de ses propres sentiments et du travail émotionnel. Marx, et beaucoup d’autres, nous ont raconté l’histoire de l’ouvrier ; c’est celle de l’hôtesse qui m’intéresse, car je souhaite mettre en évidence et faire reconnaître les coûts associés à son travail. Et je veux que cette reconnaissance découle de la démonstration préalable de ce qui peut arriver à chacun d’entre nous lorsque nous sommes séparés de nos sentiments.»
Emotional labor : le succès d’une expression
Lorsqu’elle invente la notion de «travail émotionnel», jamais la sociologue n’aurait imaginé qu’elle en trouverait, trente ans plus tard, 559 000 mentions sur Internet… Cette expression fait d’elle une des pionnières des études sur les émotions. L’ouvrage qu’elle consacre aux hôtesses, publié en 1983 sous le titre The Managed Heart (Le management du coeur), maintenant traduit sous le titre Le Prix du sentiment, lui vaut une immense reconnaissance : ainsi qu’elle contribue à démontrer, il n’est pas forcément bon de forcer des gens à simuler le bonheur dans le cadre du travail. Cette mise en garde qu’elle lance en 1983, et qui préfigure les études sur le burn out, s’appuie en grande partie sur une idée développée par Charles Wright Mills, qui «en 1951, diagnostiquait le développement d’un “marché de la personnalité” dans le secteur tertiaire tout à fait susceptible, comme la répétitivité du travail à la chaîne, de “perdre” le travailleur» : ainsi que l’explique Julien Bernard dans La Concurrence des sentiments (qui retrace magistralement l’histoire des recherches en matière d’émotion), la standardisation des attitudes des vendeurs peuvent, à termes, affecter leur vie psychique.
La souffrance du vendeur de baskets
«Dans leur travail, les “cols blancs” sont tenus d’adopter une attitude particulière : un “masque commercial, une attitude stéréotypée d’accueil et de remerciement”, qui commande d’être “gentil”, “aimable”, “souriant”. Cette attitude est normalisée, c’est-à-dire codifiée, elle correspond à un “rite impersonnel” […] Surtout, elle ne doit pas refléter l’opinion personnelle des vendeurs.» Tenus de mentir, tout en affichant le masque de la plus parfaite sincérité, les vendeurs peuvent rapidement sombrer dans la déprime «à cause de l’impression permanente de “jouer la comédie”, de “ne pas être soi”.» On pourrait bien sûr objecter que cette comédie constitue notre quotidien : après tout, ne sommes-nous pas tenus, tous les jours d’afficher bonne humeur en amour, au travail, en famille ? Sourire, paraître dynamique : c’est notre lot à tous. Nos revenus en dépendent souvent. Sur ce point, Arlie Russell Hochschild admet qu’il faut faire la part des choses. Maîtriser se sentiments n’est effectivement pas nouveau, dit-elle…
Nous sommes tous des acteurs émotionnels
«La vie sociale privée a peut-être toujours impliqué une gestion des sentiments : l’invité convoque la gaieté qu’il doit à son hôte, la personne endeuillée fait montre d’une tristesse adéquate lors d’un enterrement. Chacun offre ses sentiments comme de brèves contributions au bien commun. […] Mais que se passe-t‑il lorsque la gestion des émotions en vient à être vendue comme un travail ? Lorsque les règles de sentiments, comme les règles de comportement, sont établies non pas à travers une négociation privée, mais par des manuels d’entreprise ? Quand les échanges sociaux ne sont pas susceptibles d’être modifiés ou clos comme c’est le cas dans la vie privée ?» Arlie Hochschild donne ici un exemple précis : il arrive que les hôtesses se fassent agresser. On les appelle «garce» ou «salope». Des ivrognes leur passent la main entre les jambes. Dans ces cas-là, la compagnie dit : «C’est malheureux, mais ça fait partie du contrat quand on travaille avec des clients.» Certaines hôtesses protestent : «c’est de la maltraitance et je n’ai pas à l’accepter»… en vain.
Sois belle et tais-toi
On pourrait objecter que de nombreux métiers reposent sur la gestion du stress. Un sportif, un chef d’état, un policier, un juge doivent, pour gagner leur vie, affronter les insultes et la violence sans broncher. C’est leur métier de rester «froids», calmes et sûrs d’eux-mêmes. Ils sont rétribués pour ça. Oui, confirme Arlie Hochschild : il y a quantité de «sales boulots». Mais c’est particulièrement perturbant quand le sale boulot en question repose sur une inégalité criante et qu’on n’a pas le droit de protester. Certaines compagnies aériennes encouragent les clients à voir les hôtesses comme des escort girls. C’est le cas généralement des compagnies qui peinent à faire leur trou et abusent de slogans accrocheurs –«Monte avec moi, tu vas aimer »– ou de publicités érotiques : Virgin Atlantic s’était notamment distingué avec ses hôtesses aux tenues «red hot»…
«Des sous-entendus de ce genre renforcent le fantasme courant que dans les airs, tout peut arriver. Comme le dit une hôtesse de l’air : “Vous avez des hommes mariés avec trois enfants qui embarquent dans l’avion et qui ont soudain l’impression que tout est permis. C’est comme s’ils laissaient la réalité au sol et que vous preniez place dans leur fantasme, comme une sorte de geisha.”»
Lourd fardeau que celui de la « geisha » de l’air
Non seulement elle doit servir les passagers mais répondre à leurs sollicitations sexuelles, sans jamais cesser d’être aimable. Il en va de l’image de la compagnie qui a «vendu» son sex appeal, sans trop lui demander son avis. Une hôtesse citée par la sociologue : «L’entreprise veut qu’on sexualise l’atmosphère de la cabine [pour] éviter la peur de l’avion. Ils imaginent qu’une légère excitation sexuelle aidera à faire oublier aux gens qu’ils sont en train de voler.» Pour Arlie R. Hochschild, il y a là quelque chose de profondément inégalitaire. Devoir tout le temps sourire, être gentille, etc., correspond à une attente de rôle envers les femmes. Pour cette sociologue féministe (et marxiste), ainsi que le souligne Julien Bernard : «un problème réside dans le fait que le travail émotionnel n’est pas reconnu à sa juste valeur (dans les mentalités et les salaires), et qu’il n’est pas non plus reconnu comme une compétence et une source de pénibilité. Au contraire, il serait vu comme un simple transfert des compétences féminines du monde de la maison vers le monde professionnel, voire comme une capacité des femmes propre au tempérament – doux, bienveillant, sensible – qui leur serait “naturel”.»
Sois dur et pleure pas
Julien Bernard ajoute que des préjugés identiques frappent les hommes : eux aussi sont victimes des normes… mais inversées. De ce point de vue, aucun métier ne vous épargne. D’un coté, il y a les policiers payés pour être des gros durs qui encaissent la vue d’un cadavre. De l’autre, les hôtesses payées pour être des mannequins qui encaissent les mains baladeuses. On pourrait très bien ici juste hausser les épaules et constater que la répartition des tâches reproduit, sans surprise, les normes de genre le plus stéréotypées. Mais la sociologue insiste : «Que se passe-t‑il lorsque l’émotion qu’une personne est tenue d’afficher face à une autre reflète une inégalité inhérente ?», demande-t-elle en avançant l’idée qu’à force de demander aux employés de se désensibiliser, de ne plus rien ressentir, on en fait potentiellement des zombis. Les émotions, dit-elle, sont des signaux d’alerte qui nous permettent de nous ajuster à la réalité. Comme la sensation de chaleur émise par une flamme. Le sentiment d’humiliation, la colère nous indiquent que notre psyché, notre identité, est en danger. A force de «refouler» ces émotions, nous pouvons très bien perdre le contact à nous-même et au monde. Ceux qui nient leurs émotions, au bout d’un moment… n’existent plus. Leur vie perd toute valeur. Que devient une femme à qui on demande de toujours sourire, au mépris de sa dignité ?
Techniques d’embrigadement : à la guerre comme à la guerre
Mais il y a pire : c’est quand l’entreprise fournit des formations qui sont censées permettre aux employé.e.s à canaliser ou évacuer les émotions négatives, pour favoriser les émotions positives. Comment garder son calme face à des clients agressifs ? Comment être toujours en forme ? Comment rester enthousiaste au travail ? Aux hôtesses on enseigne par exemple des techniques inspirées des arts martiaux : pour supprimer toute colère elles doivent imaginer que le passager est un être qui a peur, qui boit trop pour se calmer lui-même et qui est «comme un petit enfant» (irresponsable). Cette technique est très efficace. Le problème… c’est qu’en aidant les hôtesses à gérer le stress, on les rend responsables si elles n’y arrivent pas. Comme l’explique Julien Bernard : «les organisations se “dédouanent” du mal-être et de la souffrance au travail, en “renvoyant” le problème sur les individus… ce qui provoque de nouvelles émotions comme la culpabilité ou la peur de ne pas être à la hauteur.» Plus il y a de stages d’entreprises pour former les équipes à la gestion des émotions, plus il y a de suicides et de dépressions au travail. C’est le prix à payer quand on veut se couper des sentiments.
A LIRE : Le Prix des sentiments. Au coeur du travail émotionnel, d’Arlie Russell Hochschild, éditions La Découverte, coll. Laboratoire des sciences sociales, mars 2017. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Salomé Fournet-Fayas et Cécile Thomé.
La Concurrence des sentiments. Une sociologie des émotions, de Julien Bernard, éditions Anne-Marie Métailié, avril 2017.