«Philippe, dans ton pays, quand tu fais l’amour aux femmes nawa (blanches), est-ce qu’elles crient kwa kwa kwa, elles aussi, comme les nôtres ?». Le jour on lui pose cette question, en pleine jungle d’Amazonie, l’anthropologue Philippe Erikson tombe des nues. Kwa kwa ?
Intitulé «Jouir ?», le nouveau numéro de la revue d’anthropologie Terrain porte sur l’orgasme qu’il «décline à l’interrogative, en observant les manières variées de le penser, le simuler, le susciter ou de s’en détourner dans différentes sociétés.» Dès le premier article, le décor est planté. L’anthropologue Philippe Erikson raconte dans quelles circonstances il a appris que le cri de jouissance féminin, chez les indiens Matis, est l’équivalent… d’un cri de douleur. «Kwa, kwa, kwa», usuellement, se traduit «aie aie aie» ou «ouille, ouille, ouille», dit-il. Aussi quelle surprise le jour où il comprend que le «kwa kwa kwa des Matis ne marquait pas simplement la souffrance mais, plus globalement, le fait d’éprouver une sensation corporelle intense et brusque.»
Que déduire d’une telle découverte ? Pas grand chose, en soi. Ce qu’en termes savants (et non sans un brin d’humour) Philippe Erikson nomme les «interjections égophoriques» ou «endopathiques» (1) ont beau être différentes, ce n’est pas à partir de ces trop maigres éléments qu’il est possible de comprendre comment on jouit chez les Matis, par comparaison avec les Jivaros, par exemple ou même avec les Nawa (les blancs). Au Japon, l’orgasme se dit «J’y vais» (iku), en Grande Bretagne «Je viens» (I come), à Taiwan « Agréable » (shûfû), aux Pays Bas «Délicieux» (lekker), en Espagne «C’est bon » (que rico), en France «Oh oui». Et alors ? Alors rien. C’est la raison pour laquelle le nouveau numéro de Terrain pèse lourd : 228 pages. Il n’en fallait pas moins pour brosser la diversité des pratiques, des usages et des représentations en matière de jouissance. Dans l’espace et dans le temps, bien que le corps humain ne change pas (une tête, un tronc, quatre membres… dix trous ?), il serait inadéquat, voire impertinent, de penser que la jouissance soit construite de la même manière. Il ne s’agit pas de nier, bien sûr, que les processus physiologiques soient les mêmes, mais. La sexualité, comme toutes les autres activités (manger, marcher, aimer, souffrir), se construit, se vit et s’exprime culturellement, suivant des logiques variables dont la revue Terrain s’attache, dans son numéro 67, à étudier les nuances.
L’humain nu ou, plutôt, vêtu… de self-control : pas d’érection, jamais
Prenons le cas des Matis, par exemple. Bien qu’ils abordent sans faux-fuyants la question sexuelle, allant jusqu’à parler explicitement des paresseux qu’ils apprivoisent et dont ils usent comme partenaires, il serait erroné de les croire «libres» : gare au «stéréotype d’Amérindiens égrillards s’égayant joyeusement dans une nature aussi luxuriante que lascive dont ils feraient intrinsèquement partie.» De fait, les indiens sont «pudiques» explique Philippe Erikson, c’est-à-dire, plus précisément, qu’ils contrôlent strictement leur corps au point que «les jeux amoureux auxquels les couples se livrent si volontiers et si publiquement», pour audacieux qu’ils soient, ne s’accompagnent JAMAIS d’aucune érection. Lévi-Strauss le note ainsi : il n’a jamais vu ne serait-ce qu’«un début d’érection». Pierre Clastres, autre spécialiste de l’Amazone, confirme en termes similaires : «En près d’un an parmi les Aché, je n’ai jamais vu d’érection». La nudité «n’est [donc] pas incompatible avec un souci scrupuleux de la pudeur», commente Philippe Erikson, qui précise : cette pudeur consiste à cacher les muqueuses. La vulve doit rester close. Le gland ne doit JAMAIS être décalotté. C’est d’ailleurs à se demander si l’absence de vêtement ne force pas les indiens à exercer sur eux-mêmes un contrôle corporel tel qu’ils sont capables de résister même aux stimuli les plus vifs. De fait… il est courant de voir «deux hommes tendrement enlacés en public, dans un hamac, ou vautrés dans le sable, se livrant à des caresses relativement osées» sans qu’aucun deux ne bande.
Sexualité ou combat ? «Le premier de nous deux qui jouira»
Ces jeunes gens qui se tripotent le sexe sont des beaux-frères, c’est-à-dire des rivaux en amour. Philippe Erikson voit dans leurs échanges une forme ritualisée de duel : loin de se procurer du plaisir, ces garçons se mettent au défi de rester stoïquement flasque. S’ils n’y parviennent pas, ils s’efforceront en tout cas de bloquer l’éjaculation. C’est à qui provoquera l’autre de la façon la plus lascive. Le combat n’a qu’un but : tester ses «capacités de résistances». Autrement dit : serrer les dents, ne pas perdre la face. Soulignant le paradoxe apparent de ces jeux destinés à «déjouir » plus qu’à jouir, Philippe Erikson insiste sur le caractère hautement «cérémonialisé» de ces épreuves de force. Certains visiteurs étrangers ont d’ailleurs parfois droit à ces palpations-plaisanteries. On attrape leur pénis à travers le pantalon. «La victime, stoïque et consentante, est tenue de se laisser faire, mais sans atteindre l’orgasme, sous peine d’une requalification infâmante». Ce genre de jeu –qui vise peut-être aussi à déjouer les «pièges de l’affinité» entre hommes– n’est pas sans évoquer les duels qui opposent les épouses aux maris à Dakar. Ismaël Moya (anthropologue à Paris Nanterre) cite ainsi une femme de 48 ans : «Le matin, quand mon mari se réveille, je lui tapote le pénis puis je lui dis, en faisant comme ça [l’index pointé vers son sexe, menaçant], “ce soir, t’es mort”. Ici, les femmes doivent savoir provoquer leur mari. Tu fais ça dès le matin et, toute la journée, quand il sera au travail, il ne pensera qu’à toi et à ce qui l’attend. Il saura que ce soir, c’est le grand combat. Et la nuit venue, il sait que je vais le clouer.»
En wolof, la lutte sénégalaise est la métaphore de la sexualité
Ismaël Moya décrit ainsi le processus : «La sexualité ordinaire des couples mariés suit un schéma identique. Le léewtoo, autrement dit les préliminaires, débute le matin, voire plusieurs jours avant, par les provocations (cokkaas) de l’épouse, et se poursuit dès le retour du mari à la maison, tout au long de la soirée. L’acte sexuel, quant à lui, est l’affaire de quelques dizaines de minutes. Passer à l’acte sans ces préliminaires inspire plus de dégoût que d’excitation.» Un mari lui explique : «Nous ne sommes pas des animaux.» Traduction : nous savons nous contrôler. La sexualité, ne serait-elle finalement, qu’une histoire de contrôle corporel ? Ismaël note avec malice que ce combat conjugal oppose des femmes actives à des hommes passifs qu’elles mettent en demeure de bander. Leur arsenal de séduction, dont Ismaël livre un aperçu déroutant (photos à l’appui), comprend des encens fait maison, des parfums de corps et des parfums de chambre macérés parfois pendant des mois, aux noms évocateurs. «Autrefois, ils s’appelaient Nemmali (“achever de tuer”) ou Doggali (“fermer les yeux du défunt”).» Maintenant : Dadjima (“défonce-moi”), Kumay Teul (“fais-moi rebondir ”), Naif (“cravacher”), Tojj Xuur (“écrase-testicule”), Sauce u Kani (“sauce pimentée”), etc. Les épouses disposent aussi d’une batterie de dessous tintinnabulants et de ceintures-bijoux appelés «perles de hanche» ornés d’injonctions explicites –«Baise-moi», «Pénètre-moi», «MMKONE» («madame connaît»), «Fais-moi jouir»–, dont le ton comminatoire tient presque l’ultimatum : vas-y, prouve que tu es un homme.
Les hommes mis au pied… du lit
«Des statistiques datant de 2008 circulent dans la presse du Sénégal et de l’étranger : 97% des femmes au Sénégal connaissent l’orgasme.». Faut-il s’y fier ? «Hélas, comme souvent, l’anthropologie ne peut que décevoir, se moque Ismaël Moya. Il s’agit de “belles paroles” (wax bu rafet). […] Le plaisir féminin reste secondaire ; c’est celui de l’homme qui est fondamental. […] On peut toutefois se demander si, dans ce contexte, la position des hommes est si favorable qu’il n’y paraît. Si l’arsenal érotique des femmes est impressionnant et que la course aux armements fait rage, la gamme des produits luttant contre les dysfonctionnements sexuels est tout aussi fournie.» Sommés d’avoir la trique, les hommes consomment une énorme quantité de produits dopants : «coup démarreur», sirop Bazooka du Nigeria, Ajanta’s Stamina indien, Men’s Coffee erection of the penis 100 chinois, pilules Atomix «au gingembre», etc. «La perspective du “grand combat” semble susciter bien des angoisses…», conclue Ismaël Moya qui suggère une hypothèse : et si tout ce branle-bas avait «d’autres effets que d’extraire un orgasme aux hommes» ? Le plaisir, bien qu’il soit situé au coeur du dispositif, n’est en effet ni le but, ni l’aboutissement de l’activité sexuelle qui semble, bien plutôt, servir des intérêts d’ordre stratégique : elle «confère à l’épouse une capacité d’agir, c’est-à-dire une forme de maîtrise sur son mari.» Sous-tendue par des rapports de force qui jouent à de multiples niveaux, cette activité elle-même ne se limite pas à l’étreinte mais englobe la préparation des encens, le défi, les «belles paroles» et l’argent du mari, offert en cadeau le lendemain soir. Tout comme Philippe Erikson le notait avec les indiens Matis, dont les interactions sexuelles n’ont pas pour but de jouir, mais de prouver sa valeur en société, il serait inadéquat de penser la sexualité humaine comme un moyen d’obtenir de l’orgasme.
C’est tout l’intérêt de la revue Terrain qui, au travers de multiples exemples (l’industrie des sextoys au Japon, la danse-frottis aux Etats-Unis, la chasse amoureuse dans les Dolomites, les cyber-extases virtuelles, les spasmes de sainte mystique, etc) «conduit plutôt à se demander si la centralité de l’orgasme dans notre conception de la sexualité n’entraîne pas une forme de myopie analytique.» Comme le suggère Ismaël Moya, il serait peut-être temps de se demander à quoi sert le sexe, au-delà de nous faire crier «kwa kwa kwa» ou «oui, c’est bon».
A LIRE : Terrain n°67, Jouir ? coordonné par Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor-Descola et Agnès Giard. Revue dirigée par Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne. En librairie depuis le 10 mai 2017. En vente en ligne ici.
Cette revue présente pour particularité d’être imprimée comme une revue d’art et distribuée auprès du grand public afin de diffuser la recherche académique.
RENDEZ-VOUS : Rencontre-débat «Jouir ?» avec les auteurs du numéro, le samedi 10 juin 2017, de 17h à 20h, au Musée du Quai Branly, Salon Jacques Kerchache. Evenement Facebook ici.
NOTE 1 : «La notion d’égophorique est initialement proposée par Hagège en 1974, puis popularisée par Tournadre (2004). Elle renvoie à l’idée que le locuteur utilise une information personnelle ou intime, fondée sur sa conscience phénoménologique» (Source : Philippe Erikson, dans Terrain n°67)