A la Renaissance, l’Italie devient le «pays d’Éros». Une vague de plaisir charnel submerge les arts. Dans un ouvrage intitulé “Vénus et Priape”, le latiniste Charles Senard rassemble les plus beaux poèmes érotiques du Quattrocento, qui sont souvent dédiés… à des prostituées.
Tout commence avec la peste, la grande peste du XIVe siècle, la peste noire, la mort dense, qui vient du fond de l’Asie et ravage l’Europe : 24 millions de mort, soit le quart de sa population… A Florence, depuis 1315, la peste ne cesse de frapper, empêchant durablement la reprise démographique (1). Une personne sur trois meurt. Il faut repeupler Florence. Le problème, c’est que le nombre de mariage baisse, de même que la natalité. Pourquoi ? La faute aux sodomites, suggère les clergé qui désigne les coupables : les hommes qui préfèrent les garçons. De fait, les amitiés viriles sont courantes dans la cité des Médicis : en Allemagne, le verbe florenzen (tiré de Firenze) se traduit «sodomiser». En France, la relation anale est également qualifiée de «vice italien». Il faut réagir. En avril 1403, le gouvernement de Florence institue un Office de l’Honnêteté (Onestà) avec pour mission… d’encourager les relations vénales. «Son objectif spécifique était de détourner les hommes de l’homosexualité en favorisant la prostitution féminine, explique l’historien Richard Trexler. Il fallait pour cela bâtir ou acheter un édifice susceptible être utilisé comme bordel et recruter des prostituées étrangères et des souteneurs pour travailler mais il fallait aussi leur assurer des ressources et une protection qui les encourageraient à rester.»
Des bordels pour que l’ordre règne
Il peut sembler surprenant d’apprendre que Florence soit ainsi devenue la «patrie» des prostituées. Mais le cas est loin d’être isolé. Ainsi que le révèle Charles Senard dans l’anthologie poétique Vénus et Priape : de façon accélérée «entre 1350 et 1450, des maisons closes sont créées partout, en Italie comme en France». Par «souci de la moralité publique», le commerce du sexe s’institutionnalise à la fin du Moyen-Âge en Occident, «alors qu’il n’était jusque là que toléré. En effet, les gouvernements municipaux s’inquiètent des troubles provoqués par la vaste population de célibataires qui se concentre dans les villes en plein essor. Contraints par leur condition économique au célibat, les jeunes domestiques, apprentis, compagnons y menacent de plus en plus, par des grèves, des émeutes, des viols, le monopole des pouvoirs économique, social et politique, mais aussi sexuel des hommes mariés, puisque ceux-ci interdisaient à quiconque d’approcher de leur femme, de leurs filles et de leurs servantes. Ces célibataires ne pouvant être expulsés puisqu’ils constituaient une force de travail indispensable, la seule solution consiste à leur fournir un nombre suffisant de prostituées.»
«Salue de ma part les prostituées qui t’accueilleront sur leur tendre sein»
Pour des raisons qui touchent aussi bien à la lutte contre les «vices» qu’au désir de faire régner l’ordre, les villes de la Renaissance font construire un bordel municipal, souvent sur fonds publics, dirigé par le conseil de la ville et théoriquement réservé aux célibataires. «Le prix de la passe y était très bas : environ un huitième à un dixième du salaire journalier moyen d’un compagnon», précise Charles Senard. A ce bordel s’ajoutent des étuves et des maisons de bain qui sont l’équivalent des salons de massage. «La fréquentation de tous ces établissements est très répandue. Comme l’affirme J.-L. Flandrin, “à la fin du Moyen-Âge, les garçons des villes fréquentaient très librement les prostituées – d’ailleurs nombreuses et bon marché” ; la prostitution est parfaitement intégrée à la vie de la cité. La prostituée devient un “personnage clé” de l’Italie de la Renaissance, reconnu comme tel : “de travailleuse occasionnelle spécialisée dans les prestations sexuelles, elle devint une professionnelle chargée de la sauvegarde de la moralité publique.” La fréquentation de ces femmes n’entraîne aucun déshonneur, surtout si elles sont cultivées.
La courtisane comme gage de qualité
Les courtisanes, qui apparaissent vers 1450 –belles, intelligentes, distinguées–, permettent même aux «mâles de l’aristocratie de se distinguer du reste de la population», affirme Charles Senard qui en veut pour preuve le nombre important de poèmes dédiés à ces couteuses beautés. «Fréquenter une courtisane célèbre est considéré comme un élément de “standing” social», au point que certains hommes présentent la nuit passée en compagnie d’une fameuse courtisane comme un triomphe social et personnel. On trouve un étonnant écho de cette réalité dans les poèmes qu’il présente : la plupart d’entre eux sont rédigés par des hommes qui revendiquent leur goût pour le sexe, si possible en compagnie d’expertes : «Boire aussi bien que baiser / Me plaît. Si ça manquait, je ne voudrais pas vivre (2)». «Non, non, ne m’effleure pas de tes doigts, Néère ! / Tout ce qu’avec tes doigts, de la main gauche, / Tu as touché, s’excite aussitôt, […] / Tout ce que tu caresses de ta main, […] / Tes doigts, Néère, excitent tout ce qu’ils touchent, / Tes mains excitent, Néère, tout ce qu’elles palpent, / Ta main est pure excitation, Néère. (3)».
Poésie explicite : un loisir réservé à une élite lettrée
Les poèmes sont écrits en latin, une langue comprise par moins de 3% de la population et qui autorise, de facto, les allusions les plus explicites, puisque seules les personnes érudites peuvent la parler… Protégés par la barrière de la langue, les humanistes usent et abusent d’allusions à Catulle et aux élégiaques romains (Tibulle, Properce et Ovide) dont ils empruntent avec délices la liberté d’expression. Leurs poèmes, étonnamment, chantent le travail des courtisanes en termes emprunts de gratitude, quand ce n’est pas d’amour. C’est ainsi par exemple que le poète Antonio Beccadelli (1394-1471) fait l’épitaphe de «Ninicha la flamande, catin de haut vol» : «Mon lit était couvert de draps blancs en grand nombre, / Ma main complaisante nettoyait les membres ; / Il y avait un bassin au milieu de ma chambre, où je me lavais souvent ; / Ma petite chienne caressante léchait ma cuisse humide. / C’était la nuit et quand une foule de jeunes gens me réclamait, / J’ai soutenu cent assauts sans être rassasiée. / J’étais douce, j’étais aimable ; ils étaient nombreux à aimer ce que je faisais ; / Mais rien, à part l’argent, n’avait de douceur pour moi.»
L’acte charnel : «le point de départ d’un rêve d’amour éternel»
Dans cette poésie aux accents bouleversants, «l’acte charnel n’est autre que le point de départ d’un rêve d’amour éternel» (4)… rêve souvent évoqué comme le plus désirable de tous. Qu’importe la richesse ou la gloire ? Quand on peut dormir avec celui ou celle qu’on aime, ou ne serait-ce que son fantôme. Ainsi l’écrit Pacifico Massimi (1406-1506) dont la vie remarquable dura exactement 100 ans : «Qui dit que les rêves sont menteurs est un menteur. / Les miens sont vrais. Je n’ai pas été victime d’une illusion. / Ce qui n’a pas d’effet, on peut bien dire que ce n’est rien. / Mais son visage était véritable et une image menteuse ne m’a pas trompé. / J’ai donné mille étreintes, j’ai donné mille baisers. / Souvent, j’ai serré contre moi, encore et encore, une jeune femme / Et elle s’est donnée à moi de la façon que je voulais. / D’où vient que le lit est tiède ? Pourquoi ma couche est-elle chaude de ce côté ? / C’est ici que j’étais couché, quelqu’un d’autre était de côté, / Nous avons tenu tous les deux dans ce petit lit, nous y avons reposé tous les deux. / Il y reste les formes imprimées de nos deux corps.» A travers la beauté de ces vers, ce qui se dégage étrangement c’est l’image des corps pétrifiés de Pompéi, leur trace en creux dans les cendres. La Renaissance qui ressuscite les élégances de la langue latine fait resurgir, comme une rémanence, de très nostalgiques empreintes dans les draps blancs des poètes…
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A LIRE : Vénus et Priape. Anthologie de poésie érotique néo-latine du Quattrocento. Édité et traduit par Charles SENARD, éditions Droz, avril 2017.
EGALEMENT : «La prostitution florentine au XVe siècle», de Richard C. Trexler, dans: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n°6, 1981, p. 983-1015.
NOTES
(1) La peste visite Florence dix-sept fois de 1315 à 1495. En 1427, Florence compte autour de 40 000 habitants et a perdu près des deux tiers de sa population d’avant la Peste Noire. Source : http://books.openedition.org/pur/15796?lang=fr
(2) Réplique extraite de la comédie latine d’Eneas Piccolommini, la Chrysis (1444).
(3) Poème de Giovanni Pontano (1429-1503).
(4) S. Laigneau, La femme et l’amour chez Catulle et les Élégiaques augustéens, Bruxelles, Latomus, 1999, p. 58