Le tout premier billet d’amour écrit par Proust ? Il a 17 ans et le rédige en cours d’histoire pour un camarade qui s’en horrifie. Un siècle plus tard, Jean Genet inaugure une nouvelle façon de dire les choses. Bien plus séduisante.
Plongeant «dans l’intimité des écrivains» (Marcel Proust, Pierre Loti, Renaud Icard, Roger Peyrefitte et Jean Genet) l’ouvrage Amours secrètes parcourt un siècle de petites histoires, qui éclairent d’un jour nouveau l’évolution des moeurs en France. Dans cet ouvrage rempli de précieux documents d’époque, on tombe souvent des nues : il existait déjà des clubs «gays» vers 1900 à Paris. On croit aussi rêver lorsqu’on découvre avec effarement la liberté avec laquelle Marcel Proust s’adresse à un camarade de classe dont il désire «cueillir [la] fleur délicieuse» (sic). Le camarade s’effraye. Raté. Proust récidive la même année avec son cousin (Daniel Halevy). Encore raté. Celui-ci l’insulte. Proust répond : «Tu m’administres une petite correction en règle mais les verges sont si fleuries que je ne saurais t’en vouloir». Mortifié, pas sage pour autant, Proust se trouve d’autres victimes qu’il bombarde d’intempestives déclarations, suivies de lettres remplies de plaintes et de reproches. «Le moins que l’on puisse dire est que le jeune Marcel Proust ne manque pas d’assurance», écrit Patrick Dubuis, un des principaux contributeurs du livre. Le texte qu’il consacre à Proust, émaillée de citations, dévoile un pan révélateur de cette vie d’écrivain assoiffé d’affection.
Proust, coeur d’artichaut ?
Il a 19 ans lorsqu’il s’éprend du premier garçon (Edgar Aubert, un élégant genevois) qui, semble-t-il, partage ses aspirations mais celui-ci meurt d’une appendicite sans que rien n’ait jamais eu lieu. L’année suivant ce deuil terrible, en 1893, Proust entame une magnifique relation platonique avec un jeune lord anglais (Willie Heath)… qui meurt quelques mois plus tard d’une fièvre typhoïde. Proust, toujours vierge, s’émeut. Quel homme enfin le rendra heureux ? Aux alentours de la trentaine, il jette son dévolu sur des représentants de l’aristocratie, fasciné par l’aura de leur noblesse et torturé par des désirs souvent non-partagés qu’il n’avoue qu’en termes pédants… Lorsqu’il s’entiche d’un Prince, –le très séduisant Bertrand de Salignac-Fénelon (surnommé Nonelef dans leur cercle d’élus)–, Proust d’abord lui écrit qu’il l’aime, de façon élégiaque. Pas de réponse ? Proust s’offusque. Même chose avec Antoine Bibesco (Telephas), qui lui résiste : «Vous avez été odieux hier soir cher Téléphas». Il se rend détestable à force d’assiduités. Il se plaint («Je n’ai pas l’illusion que mon amitié, dans le présent ni l’avenir puisse être chère à personne»). Il se montre irascible, allant jusqu’à déchirer par dépit le chapeau neuf d’une de ses idoles dont il sait pourtant pertinemment qu’elle «n’en est pas». Ces réactions excessives témoignent, à leur manière, de la relative liberté des moeurs qui règne alors en France. Liberté tempérée, bien sûr, mais.
«L’amour qui ne dit pas son nom»
Il semblerait bien qu’au tout début du XXe siècle, les hommes pouvaient déjà s’envoyer des petits billets, fréquenter les ancêtres des bars gays et s’offrir des séances de SM dans l’équivalent de backrooms cuirs actuelles. L’ouvrage Amours secrètes en fournit la preuve par l’image : il est très richement illustré de gravures, de peintures et de photos originales qui dépeignent parfois explicitement les pratiques plus ou moins admises de l’époque. Ces oeuvres seront d’ailleurs exposées dans la galerie de Nicole Canet, l’éditrice du livre, du 21 avril au 27 mai 2017. Ne la ratez pas : créatrice d’une plus célèbres galeries parisiennes dédiées aux curiosa, Nicole Canet s’est spécialisée dans les oeuvres «singulières». Sa galerie –Au Bonheur du jour– c’est la boîte aux trésors : photos «pédérastiques», images de maisons closes, clichés de pâtres grecs couronnés de roses, peintures d’odalisques mâles… Sa collection comprend parmi les principaux précurseurs du nu masculin, dont elle dévoile les travaux dans Amours secrètes, afin d’illustrer le contexte dans lequel Proust, puis Loti ou Peyrefitte mettent en place les fondements de ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire homosexuel contemporain.
La seconde guerre mondiale : adieu pâtres, bergers, moutons…
Pour mettre au jour leur contribution «à l’élaboration d’un discours qui a tracé la voie aux contemporains», Nicole Canet n’hésite pas à fouiller les tiroirs et dévoiler les dessous d’un commerce amoureux qui longtemps n’ose pas dire son nom. Marcel Proust, par exemple, cache ses passions sous le mot ambigu d’«amitié». Il cite à n’en plus finir Montaigne et Socrate, qui lui servent de caution. Il parle de bourdons pour décrire les amours du Baron de Charlus, enveloppant le sujet tabou d’une encre hyperbolique. Gide ne fera pas vraiment mieux lorsqu’il publie Corydon, en 1924. Jusqu’à la seconde guerre mondiale qui voit à la fois apparaître Jean Genet et Tom de Finlande, l’homosexualité s’entoure de fioritures savantes (1). Puis brusquement, tout se déchire. Dans un texte très éclairant et qui met bien en perspective l’apport immense de Jean Genet à la fierté gay, Jean-Marc Barfety, le dernier contributeur du livre, souligne le soulagement que représente le fait de lire, enfin, des phases écrites à la première personne par un homme qui parle de sa queue et de son anus, en toutes lettres. «Avec Jean Genet, c’en est fini des bergers grecs, des éphèbes, etc. Jean Genet introduit une crudité dans ses écrits jusqu’alors inconnue dans des textes d’une telle portée.» Débarrassant l’imaginaire homo de son fatras de références antiques, Genet nomme un cul un cul et ça fait du bien.
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A LIRE : Amours secrètes. Textes de : Patrick Dubuis, Jean-Loup Salètes, Jean-Marc Barféty, Alexandre de Villiers et Nicole Canet. Edition limitée à 950 exemplaires. Relié. 327 illustrations couleur : dessins, peintures, documents, photographies et lettres.
A VOIR : Amours secrètes, exposition des oeuvres présentées dans le livre. Du 21 avril au 27 mai 2017. Galerie Au Bonheur du Jour : 1 rue Chabanais 75002 Paris (tél. 01 42 96 58 64). Du mardi au samedi de 14h30 à 19h30.
Vernissage (et signature du livre) le jeudi 20 avril de 17h à 22h
NOTE 1 : «Certes un auteur comme Paul-François Alibert, dans son Supplice d’une queue, en 1931, avait su se montrer très direct dans ses descriptions. Mais l’ouvrage était confidentiel (95 exemplaires) et sans le souffle des livres de Jean Genet. Peut-être que l’époque attendait cela, peut-être fallait-il le génie de Genet pour qu’un même texte associe des scènes d’amour, franchement sexuelles et des textes ciselés avec une telle prose. Il n’est qu’à lire Pompes funèbres, un de ses textes les plus crus, et aussi les plus scandaleux et dérangeants.» (Source : Jean-Marc Barfety, texte consacré à Jean Genet dans Amours Secrètes)