Jusque dans les années 2000, les trans utilisent volontiers un mot emprunté au combat des esclaves noirs : passing. Le passing, c’est se «faire passer pour» un homme, par exemple. Oubliez ce mot. Maintenant on parle de realness.
AVERTISSEMENT : l’article ci-dessous est une analyse critique de l’idée (fausse) selon laquelle une personne transgenre ou transsexuelle veut se «faire passer» pour ce qu’elle n’est pas. Cette analyse questionne la notion de vrai et de faux en matière de genre, de sexe et de sexualité.
L’étonnante revue d’art et de pensée «borderline» Terrain Vague vient de publier son numéro 3, l’occasion de redécouvrir (dans le numéro 1) l’article «Are you for real ?» qui questionne la notion de vérité. Terrain Vague se donne pour objectif de faire découvrir des artistes, des images et surtout des idées salutaires. But : faire douter de nos croyances. Une croyance fermement ancrée dans notre société veut que le monde soit strictement coupé en deux, d’un côté les mâles, de l’autres les femelles, sans aucune circulation possible. Le phénomène Vogue, aux Etats Unis, contribue à lutter contre cette vision réductrice de l’humain. C’est ce phénomène qui accouche, notamment d’une notion passionnante – realness – liée à des compétitions, opposant des candidats au titre (ironique) de «vrai homme» et «vraie femme». Qu’est-ce qu’un titre de «vrai homme» ?
Madonna et le phénomène Vogue
Cela commence en 1990. Madonna catapulte le phénomène des ballrooms sur le devant de l’affiche avec un tube intitulé «Vogue» par allusion à une danse-performance qui consiste pour des trans-pédés-gouines-queer-intersexes (TPGQI) à imiter les mannequins de mode : leurs postures acrobatiques reproduisent à outrance les postures de séduction «féminines» et «masculines». En 1991, la réalisatrice Jennie Livingstone réalise un documentaire Paris is burning qui replace cette danse dans son contexte de résistance à l’homophobie, à la transphobie et au racisme. Une légende veut que cette danse soit née dans les prisons américaines des années 30. Il semble qu’en vérité elle s’inspire du film Funny face (1957) avec Fred Astaire. Une seule chose de sûre : elle explose dans les décennies 1980 et 1990, au cœur des quartiers pauvres, hispano-afro-cubains et homosexuels de New York, avant d’essaimer partout dans le monde. A Paris, maintenant, sous l’influence des pionniers Lasseindra Ninja et Stéphane Mizrahides, elle a envahi les clubs où s’enchaînent les compétitions classées par catégories : Old way, New Way, Vogue Femme, Runway, Faces, Hands, Realness with a twist... La culture queer s’y déchaîne sur fond de musique incendiaire : so feminine pussy cunt cunt (salope si féminine chatte), damn damn, show me what you’ve got sexy kitty-cat (putain putain montre-moi ce que tu as un minou sexy).
VOGUE FEMME (avec Lasseindra)
BUTCH QUEENS IN PUMPS (gays sur talons aiguilles, mesurant minimum 15 cm)
REALNESS WITH A TWIST (ne pas confondre avec BQ realness ou FQ realness)
DRAG FACE (ne pas confondre avec FQ face)
Du passing au realness
Au moment même où cette danse sort de l’underground, elle n’est déjà plus d’actualité pour ceux et celles qui l’ont inventée. En 2016, certains affirment se reconnaître désormais dans le Kiki, un terme d’argot qui veut dire «Juste s’amuser». Ils sont passés à autre chose disent-ils, refusant de se laisser récupérer. Mais ce qu’ils ont semé, nous le récoltons… Comme des balles, les mots qu’ils ont mis au point il y a plus de 30 ans pénètrent notre univers à pleine puissance et fracassent tout. Le mot realness, notamment, fait voler en éclat la notion de passing. Le passing est la capacité d’une personne à être considérée en un seul coup d’œil comme membre d’un groupe humain autre que le sien propre : il y a par exemple le passing de classe (se faire prendre pour un aristocrate alors qu’on est un fils de paysan), le passing d’éthnie (se faire passer pour bamiléké alors qu’on est bamoun), le passing d’âge, le passing de handicap, le passing de couleur de peau et bien sûr le passing de sexe (mâle-femelle), de genre (féminin-masculin) et de sexualité (hétéro-homo). Le problème, c’est que le passing présuppose le désir d’obtenir l’acceptation sociale. S’il faut en croire la revue Terrain Vague, ce mot a donc tendance à reculer dans les usages : trop négatif. Les trans, maintenant, lui préfèrent le mot realness, par allusion à la culture Vogue.
Que signifie realness ?
Realness est le nom d’une compétition qui consiste à défiler devant le public en performant l’hétérosexualité. Il s’agit de «rendre l’illusion parfaite», dit un vogueur dans le documentaire Paris is burning.
La compétition se ramifie en deux catégories (homme, femme) qui se déclinent en styles. D’un côté, le BQ Realness mesure la capacité de «s’intégrer» (blend in) au monde des mâles hétéros, en cachant tout ce qui pourrait être perçu comme gay. De l’autre : le FQ Realness mesure la capacité de se fondre parmi les femmes hétéros, ce qui signifie que toute trace de la masculinité biologique d’origine doit être dissimulée… Lors des championnats de realness, des homos et des trans se succèdent sur la piste, habillé(e)s et maquillé(e)s de telle sorte qu’on les prenne pour les parfaits machos et les minettes mainstream qu’ils-elles auraient dû devenir (s’ils n’avaient pas été des «pervers»)…
Championnat d’imitation d’hétéro
Usant des stéréotypes de genre comme de déguisements corporels, le gay qui mime son «alter-ego hétéro» peut choisir de se battre dans la catégorie de son choix : Body (body-builder, musclé), Thug (voyou ou guerrier), Pretty boy (Beau gosse riche et manucuré, dandy), Executive (homme d’affaire puissant, en costard de cadre), School boy (minet en uniforme de collégien)… Dans chaque catégorie, les prétendants au titre s’affrontent en silence, se succédant sur le catwalk sous les applaudissements et les huées du public tandis que les arbitres essayent de gérer le bordel ambiant. La règle du jeu est simple : le titre de champion va à la copie la plus réaliste d’hétéro. Pour compliquer un peu cette règle, cependant, le concours est ouvert aussi aux hétéros, ce qui rend le spectacle d’autant plus perturbant. Comment savoir qui est qui ? Les participants camouflent si soigneusement leur sexe ou leur genre de départ qu’il règne dans ces compétitions comme un parfum de folie générale. Les vogueurs ne sont pas réductibles aux drags. Ils se classent eux-mêmes en 6 catégories : Butch Queens ou BQ (hommes gays capables de performer le masculin comme le féminin), Femme Queens ou FQ (transsexuelles femmes, quel que soit le stade de leur réassignation sexuelle), Butch Queens up in Drag (gays travestis féminins, dont Ru Paul est l’égérie la plus célèbre), Butches (hétéros ou lesbiennes masculines), Women (femmes biologiques qu’elles soient hétéros, lesbiennes ou queer), Men (hommes biologiques hétéros).
«Défier l’ordre binaire des sexes»
Dans la revue Terrain Vague, la chercheuse Nariné Karslyan (histoire des religions) décrypte : «Les performances des vogueurs qui incarnent, le temps d’un concours, “a real man” ou bien “a real woman”, on peut en faire plusieurs lectures», dit-elle, suggérant que cette soumission apparente aux normes du genre relève du sabotage. Les vogueurs n’essayent pas de se «faire passer», comme on ferait passer la pilule. Non. Leurs performances ne relèvent pas du déni, loin de là : ils sont fiers, et à double titre, car non seulement ils défient l’ordre binaire des sexes, mais ils en démontent les ressorts. Ils sont capables d’infiltrer la société. Ils maîtrisent les codes hétéros et ils s’en jouent, avec ironie. Qui domine qui la partie ? Ceux qui croient imposer leurs normes (les blancs hétéros) ou ceux qui les détournent lors de fêtes subversives ? «C’est un carnaval hyper libérateur, qui relève de la “mimesis conjuratoire”, car justement cette imitation sans fin renvoie à un modèle hétérosexuel caduc qui n’a rien à voir avec la nature.» Il n’y a en effet rien de naturel dans le fait de marcher comme une femme occidentale, c’est-à-dire en posant les pieds sur une ligne invisible au sol. Les hommes, en Occident, ne sont pas plus naturels lorsqu’ils marchent en écartant les jambes, comme si leurs testicules prenaient beaucoup de place. C’est de ces conventions que les vogueurs font leurs délices, renvoyant à la société l’image en reflet d’un théâtre à la Ubu roi peuplé d’hétéros qui croient être «normaux» et «naturels» alors qu’ils jouent un rôle, sans même en avoir conscience.
Des concours de «vérité» qui mettent à mal l’idée du vrai
Tels des aliens qui prennent les traits humains, les vogueurs possèdent le pouvoir de piéger les hétéros dont ils perturbent subtilement les codes de l’intérieur. Les compétitions de realness sont des concours de ce que Narité appelle la «véracité». La penseuse et militante Lalla Kowska-Regnier qui dialogue avec elle dans Terrain Vague propose plutôt de traduire realness par «authenticité» : «En fait, si on traduit “realness” par “véracité”, on retombe sur les notions de vrai et de faux, et c’est sur cela que se forge la question du “passing”. Tu peux dire que tu passes pour une vraie alors que tu es une fausse. “Realness” permet de dire qu’il n’y pas de vrai ou de faux dans l’histoire. Il y a de la vie, Il y a du réel c’est-à-dire de l’existant, et je trouve que c’est ça qui est riche…» La notion de passing renvoie en effet trop à l’idée d’un mensonge. Celle de realness offre l’avantage de questionner la notion même de réalité : est-il juste de penser qu’une trans est une fausse femme ? Lalla suggère qu’il serait plus intéressant de considérer les trans comme des êtres à part, dont l’identité échappe aux cases habituelles. Pourquoi vouloir à tout prix se définir ? Les choix mâle-femelle ou hétéro-homo, trop simplistes, ne rendent pas compte de la réalité. «Il existe toujours ce besoin pour beaucoup de se rassurer sur une appartenance à un côté ou à l’autre de la balance», dit-elle. Le problème, alors, c’est d’être estampillé(e) «fausse femme» ou «pseudo-mâle», ce qui n’est jamais très agréable.
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POUR EVITER TOUT MALENTENDU, le titre a été changé (l’article s’intitulait «Une trans est-elle une “fausse” femme ?»). Ce titre jouait sciemment sur l’ambivalence du mot trans, car les compétitions d’hétérosexualité englobent des candidats transgenres (homos et hétéros travesti.e.s, drag queens, drag kings, etc) et des transsexuel.le.s sans faire la différence. Ces compétitions de Realness concernent tous les trans. La notion même de Realness vise à remettre en cause les frontières (transgenre versus transsexuel) que certains veulent défendre pour des raisons qu’il serait intéressant d’analyser.
A LIRE : «Are you for real ?», dialogue entre François Chaignaud, Nariné Karslyan et Lalla Kowska-Regnier dans Terrain Vague, n°1, juillet 2015.
Terrain Vague, n°3 : article passionnant de Chloé Maillet sur les «transidentités médiévales en Occident», un portrait de Sarah Schulman créatrice des Lesbians Avengers et d’act Up aux USA, dialogue avec l’artiste Claude Emmanuelle qui utilise des hormones sexuelles de bombyx dans ses oeuvres (on apprend au passage que ces hormones sont utilisées dans notre alimentation, ce qui fait potentiellement de nous des trans), etc.
ET AUSSI :
Butch Queens Up in Pumps: Gender, Performance, and Ballroom Culture in Detroit, de Marlon M. Bailey, Univrsité du Mochigan, 2013.
Strike a pose : Histoires(s) du voguing - De 1930 à aujourd hui, de New York, de Jérémy Patinier, Tiphaine Bressin, Didier Lestrade, éditions Lulu.com. 2012.