En 1796, l’écrivain allemand Jean-Paul affirme que le maquillage sert à cacher les bouffées de sang qui montent au visage des femmes impudiques. Le maquillage est rouge comme le sang, le feu du désir et le rut.
Il arrive parfois qu’en écrivant dans un email «Je t’embrasse», cela devienne : «Je t’embrase». Toujours gênant. Il faut renvoyer un message d’excuses pour corriger le tir. Dans un ouvrage intitulé Psychanalyse et pornographie, publié aux éditions La Musardine (dans l’excellente collection L’attrape-corps, dirigée par Marie-Anne Paveau) le psychanalyste Eric Bidaud souligne que «Feu et visage trouvent dans la langue de fréquentes correspondances : avoir les joues en feu, brûler de rage, être rouge de honte…». Eric Bidaud ajoute : «Le désir est ardent et attend son extinction». Il est vrai que le visage nous trahit souvent. A la différence du sexe, coincé sous plusieurs épaisseurs de tissu, le visage s’offre à voir, et d’assez près suivant les règles de la proxémie (théorie des distances dans la communication humaine). A 40 centimètres de distance, ce qui l’agite saute aux yeux des interlocuteurs. Voilà pourquoi certains maquillages – épais fonds de teint, riz en poudre, céruse ou farine – sont souvent comparés à des masques : ils servent de vêtement qui cache les émotions. Mais parfois, ces maquillages ne se contentent pas de rendre le visage inexpressif et pâle. Ils le rendent vif, animé par des émotions factices qui colorent les pommettes et rosissent les tempes. Ces maquillages-là, traîtreusement, rendent visibles ce qu’ils sont censés dissimuler… visible de telle façon qu’on ne sait pas à quoi s’en tenir.
Aucun visage ne peut se mettre à nu
Dans un article consacré à la cosmétique du visage, Jacques Oudot – artiste peintre et chirurgien ORL – fait un éloge du maquillage : «Pour dévoiler, il faut d’abord voiler. Le visage est un espace-frontière où tout se révèle en se voilant, le lieu paroxystique de la confidence et du secret, de la confiance et de la prudence.» Il s’agit d’y mettre les formes, explique-t-il : de même qu’une belle conversation demande la maîtrise des mots, une belle relation passe forcément par l’usage contrôlé du visage, afin que personne ne «perde la face». «Plus on veut en dire (ou en entendre, ou en laisser passer) et plus il faut en cacher. C’est pourquoi ce visage que tout le monde peut voir sauf celui qui le porte doit être contrôlé «par-derrière», «hors scène» et avec préméditation.» Se réjouissant que le maquillage existe – comme facteur d’harmonie entre les êtres humains –, Jacques Oudot dit qu’une personne qui dissimule ses émotions derrière le masque des sourcils ou d’une bouche redessinés rend son visage «invisible». Plus précisément, il escamote son visage derrière un masque qu’il actionne et dont il joue comme d’une sorte de marionnette. Grâce au maquillage, l’humain filtre ses émotions et garde sa «réserve». Il serait dangereux de s’exprimer sans ce contrôle facial, ce masque formel qui impose une distance entre l’autre et nous. De la même façon, le maquillage sert de frontière, de mur, de porte symbolique. Il protège les humains. Ce point de vue, bien sûr, n’a pas toujours dominé la pensée occidentale.
Le maquillage rend visible ce qu’il est censé cacher
En 1796, Jean-Paul Richter, dit Jean-Paul (par allusion à Rousseau qu’il considère comme un frère, et qu’il appelle Jean-Baptiste), publie un roman puzzle à la fois sentimental et satyrique qui est probablement celui par lequel il faut commencer quand on veut s’attaquer à son œuvre prolifique : Le Jubilé. C’est un de ses romans le plus accessibles et le plus drôles, truffé de réflexions étranges parmi lesquelles se trouve celle qui suit. Elle est, en dépit de sa misogynie, si extraordinairement formulée qu’on s’accommode volontiers de son puritanisme. En voici le début : «Les femmes de qualité, comme le coton, se teignent en toute couleur plus facilement qu’en rouge». Etrange préambule. Les «femmes de qualité» n’aimeraient pas la couleur rouge ? Partant du principe que le rouge renvoie forcément aux passions les moins dignes de paraître dans la bonne société, Jean-Paul suggère : c’est le rouge de la luxure. Le rouge des joues enflammées par le stupre. C’est, surtout, le rouge dont usent les femmes pécheresses. Parmi les «femmes de qualité», il s’en trouve en effet certaines pour se maquiller… Ce que Jean-Paul réprouve en ces termes : «le peu de fauves qu’il y a parmi elles doit chercher à couvrir sous le dessin en sanguine des fards une joue que colore trop facilement le sang de la honte, de même qu’on couvre de fleurs peintes les fentes de la porcelaine.» (1)
Le maquillage comme rituel funéraire
Il y aurait beaucoup à dire sur cette comparaison entre un visage maquillé et une porcelaine fêlée. Tout ce qui s’abîme, on le cache sous des couleurs riantes. Parce qu’on a honte de ces choses qui trahissent l’inavouable : la pauvreté, la déchéance ou cette part de refoulé que la société occidentale désigne sous le mot d’obscène. Une fente est obscène sur une tasse. On la maquille. Tout ce qui lézarde les conventions renvoie à l’idée d’une fente, d’un sexe qui s’ouvre. Obscène le visage d’une femme empourpré. Obscène la sueur qui coule du front d’un homme politique à la TV. Obscène la bouche ouverte d’un cadavre. Selon Georges Didi-Huberman, la technique du maquillage apparaît en même temps que les premiers rites funéraires. En maquillant le cadavre, on cherche «à exorciser l’horreur de la disparition du visage sur le masque du mort.» L’obscénité est d’ailleurs souvent couplée à l’horreur. Dans Psychanalyse et pornographie, Eric Bidaud affirme que l’obscénité est le miroir inversé de l’horreur : c’est l’horreur retournée contre elle-même. L’équivalent d’un cadavre qui se regarde dans un miroir, en ricanant. Bidaud illustre cette théorie à l’aide du mythe de Méduse : cette Gorgone aux cheveux entrelacés de serpents pétrifie ceux qui la regardent. Son visage tue, parce qu’il ne cache rien : désirs hérissés, envies toxiques, poison d’une âme qui se livre à nu. L’obscénité de Méduse horrifie ceux qui la voient. Méduse aurait mieux fait de se maquiller. Persée lui coupe la tête en se servant de son bouclier comme d’un miroir. Plus tard, il se servira de la tête tranchée de Méduse comme d’un rayon paralysant. Le visage est une arme blanche. Non maquillé (hors-contrôle), il dévoile les affects qui sont des horreurs. Le lien qu’il entretient avec le sexe est d’ailleurs si étroit que pour cacher notre honte d’être vu-e nu-e…
Montrant notre sexe, nous cachons notre visage (et réciproquement)
Cette «relation du sexe montré au visage caché» (ou l’inverse) apparaît dans les premières photographies obscènes : Auguste Belloc (1800-1867) met systématiquement en scène, dans ses photos licencieuses, parmi les premières du genre, le sexe d’une femme dénudée qui se couvre le visage d’un bras. Le sexe devient comme un visage, cerné par les flots d’un jupon qui délimitent la zone de la fascination et l’apparentent à ces figures étranges de la déesse Baubo représentée comme une femme dont le visage se trouve entre les cuisses. Il y a une forme de connivence entre le visage et l’organe génital, insiste Eric Bidaud qui cite les innombrables jeux de correspondance, analogies, substitution entre sexe et face, bas et haut, beau et laid. Dans L’Interprétation du rêve (1900), Freud faisait remarquer «la transposition si fréquente de bas en haut, qui sert le refoulement sexuel et grâce à laquelle dans l’hystérie toutes sortes de sensations et d’intentions qui devaient concerner les organes génitaux peuvent se manifester au moins dans d’autres parties du corps irréprochables». Françoise Dolto, dans L’Image inconscience du corps (en 1984), soulignait elle aussi que les enfants font des grimaces pour dénier la valeur de leur sexe ou portent des masques afin d’exprimer le sentiments d’impuissance ou de honte qu’ils éprouvent à ressentir certaines envies… La grimace : le début du maquillage ?
LIRE : Psychanalyse et pornographie, d’Eric Bidaud, éditions La Musardine, collection L’attrape-corps.
Le Jubilé, de Jean-Paul Richter, dans Romantiques allemands, vol. 1, La Pléiade, Gallimard
«Maquillage & communication», de Jacques Oudot, dans Les cahiers de médiologie, vol.1, n° 15, 2003.
L’Interprétation du rêve, de Sigmund Freud, PUF, 2012 [1900]. Lire aussi : Sur le rêve, de Freud (compilation du premier ouvrage), Payot, 2015 [1901]
NOTE 1 : Le Jubilé, de Jean-Paul Richter (dans Romantiques allemands, Gallimard), p. 275.