Les Beatles ont mis deux fois son portrait sur la jaquette de leur disque Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Il a influencé entre autres David Bowie, les Rolling Stones, Led Zeppelin. Qui est-ce ?
Certains sites américains (Jesus is savior) continuent de le présenter comme un sataniste, adepte des sacrifices d’enfant, bisexuel pervers par la faute de qui ses deux premières épouses auraient atterri dans des asiles d’aliénés et cinq maîtresses auraient commis des suicides. Pire encore : ce toxicomane notoire «idolâtrait le dieu Pan» au point qu’à sa mort les proches d’Aleister Crowley auraient lu «L’Hymne à Pan» : «Je m’extasie et je viole et j’arrache et je déchire, Eternel, monde sans fin». Il est vrai qu’Aleister Crowley n’était pas vraiment un bon chrétien.
Christianisme : le culte patriarcal d’un «dieu agonisant»
Aleister Crowley (1875-1947) est né «dans une famille inféodée à une secte protestante ultra-fanatique – les Frères de Plymouth – et nul doute que l’oppression de leur morbidité puritaine joua un grand rôle dans sa révolte […] contre le christianisme.» Pour Philippe Pissier, traducteur officiel de Crowley, héritier de l’OTO et spécialiste de la MagicK, Crowley est avant tout un enfant de la répression. Il apprend, jeune, à dissimuler ses pensées. Il écrit des poèmes. Influencé par Baudelaire (Les Fleurs du mal), Swinburne, Shelley, Keats et William Blake, il publie son premier recueil à 23 ans sous le titre «Aceldama», rempli d’allusions au démon. A 25 ans, il entre dans le célèbre Ordre Hermétique de l’Aube Dorée qui eut comme membres William Butler Yeats, Arthur Machen, Algernon Blackwood, Bram Stocker ou Sax Rohmer. Il y découvrira l’usage des stupéfiants. Il publie ensuite des poèmes d’amour nécrophiles et zoophiles sous le titre «White Stains» («Souillures blanches», sic) publié clandestinement chez Leonard Smither, éditeur entre autres d’Oscar Wilde.
Un livre dédié aux mal-aimés et aux maudits
Ayant été exclu de l’Aube Doré (pour avoir révélé des textes secrets), Aleister Crowley part ensuite en voyage : vers 1901-1902, il pratique intensément le yoga en Inde du Sud puis gagne Ceylan où vit un ami – Allan Bennett – devenu moine bouddhiste sous le nom de Bhikku Ananda Metteya, avec qui il fait de la médiation. Première expérience d’extase. En 1904 (précisément les 8, 9 et 10 avril) survient l’événement capital : de passage au Caire en compagnie de sa première femme, Rose Edith Kelly, il écrit son texte majeur – «Le Livre de la Loi» (Liber AL vel Legis), sous la forme d’une révélation : le texte lui est dicté durant trois jours par une entité supra-humaine nommée Aiwaz, qu’il désigne comme son ange-gardien (la drogue aurait aidé). Le livre est dédié à la mémoire de Caïn, de Judas ainsi qu’aux hérétiques, aux sorcières, aux blasphémateurs et aux disciples de Lucifer.
Quelle est notre vraie volonté ?
A peine rentré en Grande Bretagne, Aleister Crowley fonde l’Astrum Argentinum (Etoile d’Argent) qui mélange pratiques sexuelles ritualisées et cérémonies ésotériques inspirées des rites de la franc-maçonnerie «égyptienne». Il crée le mot magick, avec un K qui renvoie au mot «vagin» en grec (kteis). La magick, ou magie sexuelle séduit un nombre croissant de personnes. Aleister a du charisme et ses idées –empruntées à Nietzsche– portent : il affirme qu’il n’y a pas de dieu. Le Soleil est dieu. Le Phallus aussi est dieu. Membre de l’Ordre du Temple Oriental (OTO) qu’il réorganise et qu’il fusionne avec son propre ordre, Crowley met au point «la religion de Thélème» par allusion au Gargantua de Rabelais. «Thelema est le mot grec pour «volonté», explique Philippe Pissier. L’objectif [du magickien] est en effet de découvrir sa «Vraie Volonté», celle-ci n’ayant rien à voir avec le volontarisme du profane : elle se situe largement au-delà des désirs conditionnés par l’éducation, la société, le contexte culturel, etc.» Il s’agit donc, pour chaque adepte d’apprendre à savoir quelle est sa «Vraie Volonté».
« Do what thou wilt» : «fais ce que tu désires»
La doctrine de Crowley s’appuie sur une question : que désire-t-on vraiment, au-delà des fausses aspirations que sont la reconnaissance, la fortune ou la vie de famille ? Il prône ouvertement ce que l’on pourrait désigner comme une forme radicale d’individualisme, mâtinée d’athéisme tendance cosmogonique (1). Sans surprise, Crowley meurt dans la misère. Après avoir dilapidé la fortune paternelle, il succombe à une crise cardiaque en 1947, laissant de lui l’image contrastée d’un charlatan dépravé et d’un aventurier manipulateur devenu l’icône mythique de la contre-culture occidentale. La plupart de ses héritiers hantent les souterrains de l’Underground : pirates, anarchistes mystiques, adeptes de deep ecology et musiciens issus du mouvement punk-indus. Ils se cachent derrière des noms de code comme Kenneth Anger, réalisateur de films homo-éro-psychédéliques, Hakim Bey, inventeur des Zones d’Autonomie Temporaire ou encore Genesis P-Orridge, pionnier de la musique industrielle, et créateur du Temple of Psychic Youth (2)…
V pour Vendetta
Leur nébuleuse qui se ramifie en branches europaïennes et groupuscules de hackers libertaires forme, à l’heure actuelle, le gros d’une troupe qui continue à se dissimuler. La plupart, comme les Anonymous (dont beaucoup ne savent même pas qui est Crowley), se cachent sous le masque de la bande dessinée V pour Vendetta. Le scénariste de cette bande dessinée – Alan Moore – est un pratiquant proclamé de MagicK : «A l’adolescence, plutôt que traverser quelque chose d’aussi mondain que la crise pubertaire, j’ai décidé qu’il serait plus intéressant de terrifier mes amis en devenant complètement fou et en me déclarant magicien. (3)» Alan Moore ajoute que la magie des mots peut aussi bien servir à distraire (hypnotiser, manipuler les foules) qu’à transformer l’humain ou la société. Il y a des mots, dit-il, qui permettent de «remplir une heure alors que vous attentez de mourir.» Et d’autres… qui vous font changer. De même que la sexualité ?
L’héritage de Crowley
Il est difficile de comprendre comment la sexualité «magicke» opère, par opposition à ce que serait une sexualité «normale» (?). Sur ce point, les textes écrits par Crowley n’aident pas trop, truffés qu’ils sont d’allusions obscures aux chakras et aux éons. Prenez le «Rituel de la marque de la Bête», par exemple : pour créer un sceau «Endécatuple» appelé «Serment de l’enchantement», le magickien doit décrire un cercle au-dessus de sa tête en criant NUIT ! puis toucher du pouce la «racine du phallus» (le périnée) en criant HADIT ! On a beau savoir que «Nuit» symbolise l’infinité des possibilités à accomplir» et que «Hadit» «est le «Vrai Vouloir» (True Will) à l’intérieur de chaque être humain», ça n’aide pas forcément à trouver son moi divin, ni entrer en résonance avec… quoi au juste ?
«Tu n’as nul droit hormis faire ta volonté»
«Ce qui est propre aux sociétés modernes, ce n’est pas qu’elles aient voué le sexe à rester dans l’ombre, c’est qu’elles se soient vouées à en parler toujours, en le faisant valoir comme LE secret.» Dans son Introduction à Histoire de la sexualité (1976), Michel Foucault dénonce : la transposition du sexe en discours est subtilement coercitive. Parler de sexe, sous couvert de le libérer, c’est souvent l’enfermer dans la cage de mots creux et de discours pervers. Le plus pervers de tous les discours est certainement celui qui vise sciemment à «perdre» ses adeptes, sous couvert de déconstruire leurs idées reçues. Il est assez révélateur, de ce point de vue, que le seul discours de Crowley retenu de nos jours soit une formule un peu naïve, présentée (ironie) comme une «Table de la loi». «Fais ce que tu voudras sera toute ta loi». Il n’y a en effet qu’une seule loi pour Crowley. Loi unique dont il donne une dizaine de variantes : «L’homme a le droit de vivre selon sa loi propre, de vivre de la manière qu’il veut […], de mourir quand et comment il veut […], de manger ce qu’il veut […], de penser ce qu’il veut […], de s’habiller comme il veut […], d’aimer comme il veut». Voilà qui a le mérite d’être clair… en apparence du moins. Le rappeur Jay-Z, mari de Beyoncé, porterait un sweatshirt à capuche orné de cet adage. Message reçu cinq sur cinq ?
A LIRE : MagicK, d’Aleister Crowley, traduit par Philippe Pissier, éditions Blokhaus.
La magie du chaos : un exemple de relativisme symbolique, de Stéphane François, édité à l’origine sous le titre «La Magie du chaos. Analyse d’une doctrine occultiste anarchiste» (2007), sur www.religion.org.
CET ARTICLE FAIT SUITE A : «La magie sexuelle, c’est pas pour les nuls». POUR PLUS D’INFORMATION : UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : premier article «Un puceau peut-il sauver le monde ?». Deuxième article : «Une religion pour boire du sperme». Troisième article : «La magie sexuelle, c’est comme l’acupuncture».
NOTES
(0) Aleister Crowley apparaît une fois en entier sur la jaquette de l’album psychédéique des Beatles et une fois… dissimulé. Pour en savoir plus : une vidéo YouTube, réalisée à partir de la phrase mystérieuse «Nous aurions pu jouer au jeu d’Hitler. C’était en notre pouvoir» («We could have played Hitlers game. Such was our power!» et ce blogue d’art-chaos.
(1) «Il n’est d’autre dieu que l’homme», dit-il (au Liber LXXVII). Il n’est, pareillement, d’autre diable que l’homme. Personne à qui réclamer, personne à prier ni à supplier. Il n’y a personne que soi face à la dure tâche de comprendre ce qu’on veut réellement dans la vie. Puis le faire.
(2) Kenneth Anger, de son vrai nom : Kenneth Wilbur Anglemyer. Hakim Bey : Peter Lamborn Wilson. Genesis P-Orridge : Neil Andrew Megson.
(3) «Le
problème avec la magie, étant donné qu’il s’agit surtout d’une science
du langage, c’est qu’il faut faire très attention à ce que l’on dit.
Parce que si vous prétendez être un magicien, sans savoir ce que cela
suppose, alors un jour vous vous réveillez et vous découvrez que c’est
exactement ce que vous êtes.» (Alan Moore, interviewé en vidéo sur YouTube).