La légende du Graal apparaît à la fin du XIIe siècle dans un roman qui parle d’impuissance sexuelle. Le héros du roman s’appelle Perceval. C’est le prototype du benêt, nul en amour, novice du sexe. Un puceau godiche.
Le mot «graal» apparaît dans un roman-puzzle crypté, écrit entre 1181 et 1190. Le texte, truffé de non-dits, ne donne aucune description précise du graal permettant d’en comprendre la fonction précise. C’est un plat incrusté de pierres précieuses qui apparaît à la table d’un roi souffrant d’une blessure inguérissable. Le plat entretient, semble-t-il, une relation étroite avec ce mal qui frappe non seulement le roi d’impotence mais le royaume tout entier : plus aucune plante ne pousse, les animaux ne donnent plus la vie, les poissons n’engendrent plus. Pourquoi ? Quel est le lien entre le plat et cette impuissance ? L’auteur – Chrétien de Troyes – laisse ouverte une énigme qui inspire quantité de remake, de suites et de séquelles : chacun propose sa version. La légende du Graal prend forme à la façon d’une fan fiction médiévale, tournant autour d’un service de table, en lien – semble-t-il – avec une sinistre affaire de sexe.
Perceval le nice
Le roman s’intitule Perceval ou le conte du Graal. Le héros, Perceval, est le seul survivant d’une famille de chevaliers qui ont tous péri au combat. Sa mère l’a élevé loin du monde et maintenu dans l’ignorance de tout ce qui touche à la société par crainte de le perdre comme elle a perdu son mari et ses autres fils. Perceval a grandi dans une forêt «gaste» (stérile). A 15 ans, il est comme on dit au moyen âge «nice», c’est-à-dire naïf, benêt, innocent, voire sot. Un jour, il voit 5 chevaliers en armures brillantes qu’il prend pour des anges. Il va voir sa mère : «Je veux devenir chevalier.» La mère s’afflige, en vain. Perceval part à la cour du roi Arthur. Il se distingue de telle manière qu’on l’invite à se joindre aux chevaliers de la table ronde et, comme eux, parcourir le monde pour sauver les faibles et combattre les méchants. Sa niaiserie est cependant telle qu’on lui recommande de ne pas trop parler : un vrai chevalier se doit d’être discret, lui dit-on. Perceval part à l’aventure, tout imprégné de ce sage conseil.
Un Roi qui fait de la pêche à la ligne
Un jour, le voilà devant une large rivière. Il y a, sur une barque, un homme qui pêche. Perceval veut traverser. Le pêcheur lui dit : «Il n’y a pas de pont à 20 lieues à la ronde. Venez ce soir loger chez moi.» Surprise : la maison du pêcheur est un château. Le pêcheur était donc un roi ? Ce roi est infirme. Son royaume, de même, semble déserté par la vie. Les plantes, les animaux et les humains ne s’y reproduisent plus. Perceval se retrouve face au roi pêcheur, dans une immense salle de banquet, vide et austère. Le roi mange à peine. Une blessure entre les cuisses l’empêche de marcher. Perceval n’ose lui poser de questions sur l’origine de cette blessure. Tout à coup entre un cortège étonnant : un jeune homme, tenant une lance blanche dont perle une goutte de sang, suivi d’une belle jeune fille, portant un «graal» qui brille d’une lumière surnaturelle. Le roi reste silencieux. Perceval n’ose piper mot. Comment se fait-il que la lance saigne ? A qui le graal est-il destiné ? Que contient-il ? Pourquoi brille-t-il ?
Un grand silence coupable
N’osant poser aucune question, Perceval mange. Entre chaque plat, le même cortège repasse. Il reste coi. A la fin du repas, le roi lui souhaite le bonsoir. Perceval s’endort et, le lendemain, se réveille dans un château mystérieusement désert qui disparaît ensuite à la façon d’un enchantement. Perceval est ébahi. Lorsqu’il raconte son histoire, il tombe des nues. On lui apprend que s’il avait posé des questions sur la lance et le graal, il aurait sauvé le roi et son royaume. Rongé de culpabilité, le héros décide alors qu’il n’aura plus aucune autre mission sur terre que retrouver le Roi Pêcheur et, cette fois, le sauver. Le roman cependant reste inachevé, laissant en suspens à la fois les questions et les réponses concernant la lance et le plat. De cette énigme, quantité d’auteurs médiévaux s’emparent alors : on assiste à la multiplication de textes qui «continuent» le récit, le réinterprètent et le transforment. La matière de cette légende collective inspire jusqu’au 21e siècle des contes populaires, des opéras (Parsifal de Wagner), des films (The Fisher King, de Terry Giliam, Sacré Graal, des Monty Python) et même des mouvements occultes prônant le sexe magique (nous y reviendrons).
Le banquet sexuel
Dans un ouvrage intitulé Les Secrets du Graal, récemment publié aux éditions du CNRS, l’historienne Edina Bozoky, compile les différentes «versions» de la légende. Pour certains auteurs médiévaux, la lance qui saigne et le graal sont les reliques de la Passion : la lance aurait percé la poitrine du Christ. Le graal aurait recueilli son sang. Cette version-là est fortement encouragée par l’Eglise qui contribue à la populariser : nous sommes alors en pleine guerre contre les cathares. Les Cathares nient l’existence de la transsubstantiation. Il s’agit de les combattre en répandant, sous une forme romancée, un message théologique fort concernant le sang du Christ. Mais d’autres interprétations, plus ambiguës, circulent. La lance qui ne cesse jamais de saigner évoque trop l’idée d’un phallus. Le graal, porté par une belle jeune fille, symbolise l’utérus. Ce sont les principes complémentaires aux origines de la vie. La lance renvoie à la «corne» d’abondance (corne mâle) ; le graal renvoie à la «coupe» d’abondance (coupe femelle). Cette interprétation, formulée au XIXe siècle par des ésotériciens, fait de la scène mystérieuse du banquet l’équivalent d’un rituel de magie sexuelle.
Un coup «félon» entre les cuisses
L’historienne Edina Bozoky souligne que les auteurs médiévaux n’ignoraient certainement pas cette symbolique, puisqu’ils décrivent presque tous le Roi Pêcheur comme un homme châtré ou émasculé : il a reçu, disent-ils un «coup félon» entre les cuisses. «Chez Chrétien de Troyes, sa blessure, reçu par un javelot, dans des circonstances non précisées, cause non seulement l’incapacité de monter à cheval, mais suggère aussi l’impotence sexuelle. Il reçoit le nom de Roi Malade, “Roi Méhaigné”.» Dans la légende du Graal, les rois blessés «entre les hanches» abondent (Josephé, Mordrain, Arfasan, Pellehan, etc) et leurs blessures – situées à la cuisse, l’aîne ou l’entrejambe – les rend inaptes à régner : ils ont perdu leur Souveraineté autant que leur puissance sexuelle. Le pays sur lequel ils règnent se meurt, parce qu’il n’y a pas de différence entre un Roi et sa Terre. Si le roi devient impuissant, sa Terre devient stérile. Pour sauver le Roi, il faut qu’un héros réactive le pouvoir des talismans royaux que sont la lance et le graal. Voilà pourquoi la meilleure manière de remettre en cause la puissance d’un homme politique consiste toujours, ultimement, à l’atteindre dans les parties. Reste à savoir pourquoi c’est un puceau qui, seul, peut venir au secours d’un impuissant.
Avez-vous vu le film The Virgin Psychics (Minna! Esupa da yo!,「みんな!エスパーだよ!」) de Shion Sono ?
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A LIRE : Les Secrets du Graal, d’ Edina Bozoky, éditions du CNRS, 2016.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : premier article «Un puceau peut-il sauver le monde ?». Deuxième article : «Une religion pour boire du sperme». Troisième article : «La magie sexuelle, c’est comme l’acupuncture».