Des maisons d’abattage 1900 aux guinguettes mal-famées, le livre “Casque d’or, une histoire vraie”, reconstitue le Paris de la Belle Epoque, à partir de documents inédits, inouis : les lettres de Casque d’or avec son amant en prison. Radiographie d’une société pourrie par les inégalités.
Eté 1995. Alexandre Dupouy – libraire, éditeur, spécialiste de la pornographie 1900 – découvre au hasard d’un vide grenier un étal de papiers jaunis que l’orage menace. Il va bientôt pleuvoir et les documents se dissoudre : personne ne s’y intéresse. Alexandre y jette un oeil : un mandat d’amener attire son attention. Elle concerne un nommé Leca. Le coeur d’Alexandre s’accélère : c’est la célèbre «Attaque du fiacre 8907» qui se trouve-là, dans ce paquet ficelé, contenant à la fois les ordonnances de justice et les lettres reçues en prison par François Leca, l’amant de… Casque d’or.
Casque d’or, la reine des apaches
Sur la base de cette correspondance inédite, Alexandre Dupouy réalise alors un incroyable travail de recherche, dans un ouvrage qui approche au plus près de la voix des marlous et des «fleurs de bitume», illustré d’images inouïes et minutieusement documenté de photos, dessins, croquis d’époque, tableaux, gravures ou cartes postales. Il fait revivre ce Paris impitoyable de la Belle-Époque, celui des apaches en maraude, prêt à s’entretuer pour le coeur d’une gigolette. L’histoire de Casque d’or commence dans un Paris éventré par les travaux «hausmanniens». Il s’agit de «raser […] les repaires de voleurs et d’assassins» (ainsi que raconte le baron Hausmann dans ses Mémoires) et –sous prétexte d’«assainir» les quartiers populeux– d’en déloger tous les ouvrier afin de les reléguer en marge de la ville dans des taudis insalubres. Dans cette cité désormais «constituée de ghettos, scindant définitivement les classes laborieuses de leurs classes dominantes», les grands chantiers de construction se multiplient, entraînant une augmentation foudroyante des classes populaires qui encerclent les quartiers riches et cossus.
Tour-opérateur dans les mauvais quartiers
Comme au zoo, la haute société se met alors à visiter les bas-fonds. «Imaginez des “tours-opérateurs” dans les cités du “neuf-trois”, se moque Alexandre. Les femmes du monde voisinent avec les filles […]. Un voyeurisme mêle volupté et goût pour le sordide, frayant entre le vice et le crime.» Des guides offrent pour 6 francs le frisson canaille d’une descente en enfer (1). On aime se faire peur chez le bourgeois. La misère et la violence des quartiers périphériques autorise d’ailleurs bien d’autres fantasmes que ceux de l’insécurité : il devient facile de satisfaire ses envies, toutes ses envies. «Les fillettes vendent des fleurs dans les cafés, chez les marchands de vins et sur les trottoirs, croisant leurs grandes sœurs qui ont appris à utiliser leurs charmes pour soutirer l’argent de complaisants amateurs de fruits verts. À la nuit tombante, tout ce petit monde remonte à la rencontre des parents rentrant du travail, les hypocrites laissant supposer qu’ils viennent de quitter la classe».
L’école de la rue
Celle que la presse nommera Casque d’or, de son vrai nom Amélie Elie, suit le même chemin : la chambre où sa famille s’entasse rue Popincourt est trop petite, l’école trop froide. Alors, elle traîne dans la rue, avec ces «graines de vauriens» qui s’amusent, du côté des fêtes foraines, autour des «fortifs», à mimer le jeux des grands. Dès 7 ans, le chenapan dit à sa Dulcinée : «Tu seras ma p’tite marmite», sans savoir que «marmite», en langage de souteneur, désigne la racoleuse (2). Mais il apprend vite. «Pendant la belle saison, la prostitution s’exerce librement en pleine verdure», à la faveur des bruits de flonflon, des cris de saltimbanques et des sifflets d’alerte lancés à l’approche des condés. Amélie s’affranchit vite. Dans ses Mémoires, recueillis et largement réécrits par Henri Frémont, un journaliste de la revue Gil Blas, en 1902, Amélie raconte. «On a dix ans, on est trois ou quatre petites filles lâchées dans la rue, et on tourne déjà le nez à la moindre musique». C’est la danse, dit-elle, qui met le feu aux poudres de l’enfance.
«Les petites filles de Charonne ont la danse dans le sang»
«Si un aveugle joue de la clarinette dans une cour, on est derrière lui. Si le tambour des soldats passe, on lui fait escorte en se tenant la main. Mais ô mon Dieu, si la porte d’un bal-musette s’entr’ouve tout à coup sur le boulevard. Toute la mauvaise graine en jupons, toute la racaille des tas de sable et des joueuses “à la marchande” dégringole, se précipite et se trouve en deux minutes à la porte du bal. Il en sort de tous les recoins. Ça dévisage ceux qui entrent et ceux qui sortent : ça écoute la voix du piston et ça bouche toute la porte jusqu’à l’arrivée du garçon et de sa serviette. (…) À dix ans, la petite fille fait cela à la porte des bals de Charonne. À onze ans, elle se lance toute seule dans l’aventure et elle sait se glisser derrière les chaises de la terrasse pour mieux voir entre deux rideaux. À douze ans, elle rencontre, le soir du quatorze juillet, un garde républicain qui la serre contre les boutons de sa tunique et qui lui apprend la valse. À treize ans, elle revient devant le bal, mais, cette fois, elle en pousse la porte…».
A 13 ans, Casque d’or devient «affranchie»
A 13 ans, Amélie entre dans la danse. «Et quand on entre et quand on est entré, c’est l’éternelle histoire de Casque d’Or qui recommence, dit-elle. On saute la première polka avec un voyou qui vous dit des choses énormes ; on danse la mazurka avec un pantalon de velours qui vous promet le paradis. Il faut attendre la valse, l’entraînante valse, pour voir arriver, ce petit Chopin […] qui rien qu’en vous touchant le doigt de son doigt vous fait remonter tout le sang à l’épiderme. Celui-là c’est l’amoureux […] qui, ce soir, demain, ou dans huit jours, vous tombera quelque part pour vous apprendre les choses que vous ne connaissez point !… […] N’est-ce pas que c’est bien là notre histoire, petit Matelot ?… Toi, tu étais venu au bal par la rue de Montreuil et moi par la rue Alexandre-Dumas. Nous ne nous connaissions pas. J’ignorais absolument ton existence et personne ne t’avait dit à toi-même que tu rencontrais ce jour-là au Tableau une gosse de treize ans, […] que tu aimerais beaucoup, très bien, pendant quatorze mois ! ».
Entre deux amants-proxénètes, son coeur balance
Amélie est en ménage à 13 ans, avec un «matelot» chapardeur. Ses parents s’affolent. Ils la punissent. Elle fugue. La prison pour mineures en correctionnelle ne fait que l’endurcir. A 14 ans, sa mère meurt. A 14 ans et demi, voilà Amélie sur le «ruban», le trottoir. Ensuite… son histoire entre dans la grande Histoire, par la porte des accusés. Son premier souteneur, Bouchon, en veut trop et quand il boit, il frappe. D’abord des coups de poings, puis deux coups de ciseau dans l’aine. Amélie s’enfuit et pendant quatre jours devient une vagabonde, terrorisée à l’idée que Bouchon se venge. Un apache débutant –20 ans à peine– l’aborde et lui offre sa protection. Il s’appelle Manda (ci-dessous).
Elle se réfugie contre lui et entame quatre années d’une vie presque paisible : elle se prostitue, il veille sur elle. Le problème vient quand Manda la trompe avec la «régulière» d’un autre beau môme nommé François Leca. Amélie, jalouse, quitte Manda et tombe amoureuse de Leca. Manda, jaloux à son tour, réclame qu’elle lui revienne. Une guerre des gangs éclate. (Ci-dessous : Leca)
Punis pour l’exemple
Coups de feu tirés en pleine rue, fiacre attaqué, arrestations de voyous armés de haches et de coups de poing… Leca et Manda manquent s’entretuer, sont arrêtés puis envoyés au bagne pour l’exemple. Ils y mourront. L’affaire Casque d’or fait couler beaucoup d’encre. Il faut des victimes expiatoires, afin que l’ordre –en surface– soit rétabli. Amélie devient, dans la presse, la nouvelle Hélène de Troie version «fleur de bitume», responsable d’une sanglante guérilla urbaine. Quand on lit ses lettres et celles de Leca, il émerge cependant une autre image de cette héroïne de faits divers. C’est tout le talent d’Alexandre Dupouy que d’avoir tenté d’extraire une forme de vérité hors de ses lettres que les deux amoureux s’échangent sur fond de procédures judiciaires. «Ce soir je vais penser à toi parce que je ferais probablement comme toi», dit-elle pudiquement. Lui, compose des poèmes intitulés «A ma Lili». Il exige qu’elle lui reste fidèle. Elle refuse toutes les propositions des souteneurs et se met en couple avec une autre prostituée, Suzanne, avant d’épouser un vernisseur, de devenir tenancière d’un petit bordel, puis bonnetière sur les marchés de banlieue, avant de s’éteindre dans l’anonymat le 16 avril 1933.
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A LIRE : Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy, La Manufacture de livres. Broché (sortie :01/10/2015)
A ma Lili / Je t’adore ma Lili. A voir tes yeux si beaux. / Plus purs et lumineux que les pures étoiles. / A entendre parfois ton doux babil d’oiseaux / Il me semble qu’un coin du firmament sans voiles / Vient de s’ensoleiller de rayons plus brillants / Quand tes lèvres vermeilles se tendent vers les miennes / Quand tu viens dans mes bras comme une petite enfant / Tes caresses pour moi sont de douces magiciennes / C’est en mon cœur meurtri l’oubli des mauvais jours / Des tourments des soucis dont les heures sont pleines / Tes baisers ma Lilie me console toujours / Endorment ma misère et guérissent mes peines. / F. L.
A VOIR : Les Larmes d’Eros, la librairie d’Alexandre Dupouy. 58, rue Amelot 75011 Paris. Tél. : 01.43.38.33.43.
NOTES
(1) L’ouvrage d’Alexandre Dupouy est illustré d’étonnants encarts publicitaires intitulés «Les dessous de Paris» : «Pour voir les dessous de Paris, on peut s’adresser à l’Agence générale des chasseurs-guides parisiens, qui a un personnel recruté d’une façon spéciale et offrant toute garantie. Tarif : de 8 h du soir à 1 h du matin, 6 fr., de 8 h du soir à 5 h du matin, 12 fr.». (Source : Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy, p. 133).
(2) «Proverbe de souteneurs “Plus il y a de trèfle sur le trimard, mieux nos marmites maillochent”. En clair : plus il y a de monde à un endroit, plus nos femmes travaillent». (Source : Casque d’Or, une histoire vraie, d’Alexandre Dupouy, p. 22)