Au XIXe siècle, les femmes en France n’ont pas le droit d’avoir un cheval «entre» les cuisses. Elles doivent circuler en amazone. Cette technique de monte –beaucoup plus dangereuse– expose les femmes au danger de perdre le contrôle.
Une technique paradoxale est une technique visant à diminuer l’efficacité d’une personne, afin de la maintenir dans un état d’infériorité ou de danger. La monte en amazone, par exemple, handicape les femmes. Dès les années 1830, certaines écuyères de haute école en France font de ce handicap leur atout. Elles s’approprient la maîtrise d’un art jusqu’ici réservé aux officiers : c’est «celui de l’équitation savante, dite aussi de haute école ou académique. Fondée sur différents airs (changements de pied, piaffer, passage, pirouette, appuyer, épaule en dedans…) et sauts (cabriole, pesade, levade, croupade…), cette équitation perfectionnée depuis le XVIe siècle dans les académies équestres, par des hommes et pour des hommes, était encore perçue au XIXe siècle comme un des meilleurs apprentissages pour préparer au commandement.» Dans un article passionnant, publié dans la revue Ethnologie française, la chercheuse Catherine Tourre‑Malen analyse la façon dont certaines artistes exploitent à leur avantage le système d’inégalité.
Ce qui pénalise rend plus fort
La pionnière et la plus célèbre des dresseuses en amazone (1) s’appelle Caroline Loyo (1816‑1887). «On allait voir «la Loyo» comme on allait «voir Patti», raconte la chercheuse. Elle était pour certains la «Taglioni équestre», tandis que d’autres la comparaient à Carlotta Grisi ; d’autres encore la pensaient incontournable, comme le révèle cette discussion : «Monsieur, l’avez‑vous vu, l’an passé, sur le cheval […] qu’elle a dompté ? — Hélas ! non, Monsieur, l’an passé, je ne l’ai pas vue ; l’an passé, j’étais à Florence à admirer les chefs‑d’œuvre du palais Pitti. — Monsieur […], lorsque Caroline monte un nouveau cheval, on ne va pas au palais Pitti : on reste au cirque». Dans l’ouvrage Ecuyer et écuyères (publié en 1893), Le baron de Vaux fait d’elle un portrait plus que flatteur. Il la surnomme «diva de la cravache». Il faut dire que la Loyo n’est pas tendre avec ses bêtes, qu’elle mate sans pitié. «Ses véritables chevaux ne sortaient que de ses mains. Ainsi, Fortunatus, qui a toujours passé pour un cheval de Baucher, lui avait d’abord appartenu. C’est bien Caroline qui a commencé le dressage de cet animal au caractère détestable, qui n’est passé que plus tard dans l’écurie de Baucher».
«En en tour de main, elle a fait de ce lion un mouton»
Après des débuts brillants en France, la Loyo entame une tournée triomphale à l’étranger. Elle va cueillir les lauriers de la gloire «en Allemagne et en Angleterre, où elle fut acclamée, et surtout en Angleterre, où ses représentations étaient le rendez-vous de toute la gentry. A son retour en France, qui eut lieu vers 1846, Caroline Loyo s’en vint travailler chaque matin au manège Pellier, qui était 11, faubourg Saint-Martin. C’est là du reste que ses chevaux étaient en pension. Elle en avait six alors, tous forts beaux et d’un dressage parfait et elle s’en occupait activement, les exerçait, soit à la main pour le piaffer, le passage ou le pas espagnol, soit à la longe pour le galop, en montait trois ou quatre, faisait promener les autres par les jeunes élèves écuyers du manège. Dejean, alors directeur du cirque, avait pris au mot Caroline Loyo, lui disant qu’elle crèverait tous les chevaux qui lui résisteraient. Pour la punir de cette assurance, il lui donne à monter une espèce de bête fauve qui se cabrait rien qu’à voir l’ombre d’un mors ou d’une bride; cette bête fauve s’appelait Mahmoud. En un tour de main, elle a fait de ce lion un mouton».
Le couple femme-cheval : un contraste excitant
La Loyo ouvre la voie. De nombreuses écuyères suivent : «Pauline Cuzent, Emilie Loisset, Adèle Drouin, Ana Fillis, Elisa Petzold, Diane Dupont, Marguerite Dudley, Blanche Allarty la «centauresse», Thérèse Renz qualifiée par Ernest Molier de «véritable prestidigitatrice équestre», pour ne citer qu’elles.» Rompant avec les normes de genre, ces femmes dressent elles-mêmes leur monture. «Dans cette société où il était tenu pour acquis qu’une dame devait «prendre le soin de ne monter qu’un cheval sage et bien dressé», leur volonté de pouvoir fait frémir. Caroline Loyo corrige ses montures avec rudesse même en public. Elle ne supporte pas qu’une bête lui résiste et c’est probablement ce choc paradoxal – le combat d’une faible femme contre 800 kilos de muscles bandés – qui rend le spectacle si fascinant. Comme dit Baucher : il n’est habituellement pas «dans le caractère de ce sexe timide autant que gracieux de s’exposer à batailler avec son cheval». On ne voit que rarement des femmes capables de tenir tête à leur monture. Lorsque la Loyo inaugure ces duels inédits, elle fait donc un triomphe.
La «fonction limitante» de la monte en amazone
«L’époque était encore marquée par l’idée que les femmes sont des êtres graciles, éthérés, voire «émotifs, sensibles, impressionnables», tandis que les chevaux reflétaient encore la virilité guerrière. Sur la piste, la gracilité attribuée aux femmes rencontrait la fougue prêtée au cheval, cette «machine ardente, impétueuse, compliquée, pleine de révolte et de caprices». Les hommes succombent au charme de cette explosive rencontre. Ils y succombent d’autant plus volontiers que la position en amazone, extrêmement handicapante, offre à l’écuyère peu de moyens de contrôle. Avec les deux jambes tombant du côté gauche, une cravache dans la main droite afin de remplacer l’action de la jambe droite, l’écuyère tient en équilibre sur le fil du rasoir. Cette technique «qui manifeste la féminité», exacerbant la fragilité des femmes, demande un talent supérieur propre à combler les spectateurs : ils voulaient du sensationnel ?
Faire sauter un cheval à la corde
Bien qu’elles aient moins de moyens à leur disposition, les écuyères réussissent aussi bien, voire mieux que les écuyers. Pour prouver qu’elles sont les meilleures, ces virtuoses du cirque non seulement font exécuter au cheval tous les airs de manège connus mais des figures chorégraphiques nouvelles, inédites, qui font se pâmer un public alors rompu à l’art équestre : les têtes couronnées et les aristocrates qui se pressent aux spectacles de cirque pratiquent parfaitement le cheval. C’est en connaisseurs qu’ils se laissent conquérir par «des airs exclusivement féminins tels le saut à la corde à cheval initié par Thérèse Rentz (1898) ou les acrobaties de la baronne de Rhaden qui se renversait en arrière jusqu’à toucher la croupe de son cheval cabré». Mais les prouesses féminines les attirent pour une autre raison. Un fort parfum de transgression entoure le lien qui unit l’écuyère et sa monture lorsqu’elle la fait «marcher au pas». Les hommes qui vont voir la Loyo ou la centauresse se régalent d’une vision pour le moins subversive : une femme monter un étalon.
Les écuyères travesties
Pour ajouter du piment au spectacle, certaines (rares) écuyères montent en homme. C’est la comtesse Ghyka (vers 1850), puis Mademoiselle Chinon (1870) qui inaugurent la monte à califourchon, bientôt suivies par quelques autres. Elles le font «en pantalon, vêtement encore emblématique de la virilité». Certaines d’entre elles s’affichent même en uniforme. «En 1899, ce travestissement suscitait encore chez le public des émotions contrastées, en témoigne cet extrait d’article du Sport universel illustré : «Écuyère de valeur, Mlle Jeanne Grizolles est aussi une écuyère d’une indiscutable originalité : à l’encontre de ses rivales qui montent le corps moulé dans l’amazone à la jupe ondoyante et flottante, elle monte, elle, à califourchon, dans un costume d’une coquetterie toute militaire et qui lui sied à ravir […]. Les puristes ont été quelque peu contrariés de voir adopter une femme une telle méthode et l’on critiqua fort l’audacieuse écuyère à contrevenir ainsi aux usages consacrés […]. Bien en selle […], Mlle Grizolles sut désarmer les critiques et rallier les suffrages […]. Elle sut rester délicieusement femme dans son costume d’homme. Les plus récalcitrants se déclarèrent vaincus, et plus heureuse que Jeanne d’Arc elle ne fut pas brûlée pour avoir revêtu un mâle accoutrement» [Le Sport Universel Illustré, 1899]».
Un «féminisme à rebours qui déforme l’esprit et le goût»
Dans les années 1880, la mode des écuyères travesties connaît une certaine vogue. Mais il reste strictement cantonné dans l’enceinte des cirques et des scènes théâtrales : seules les artistes ont le droit d’imiter le sexe fort. On peut «jouer» l’émancipation, mais seulement pour faire semblant (et se faire un peu peur), le temps d’une illusion… Vers 1890, bien que la revue L’Illustration invite ses lecteurs à se prononcer sur l’adoption de la monte à califourchon par les femmes, la société française reste rétive. «En 1914, il paraissait encore inconvenant pour une femme de monter autrement qu’en amazone ; en 1918, certains pensaient toujours que la femme à califourchon occupait «une place à laquelle sa nature est rebelle» ; en 1930, le règlement des concours hippiques précisa (enfin) que les dames étaient admises à monter à califourchon». A-t-on tellement fait de progrès ? De nos jours, encore, le public s’affole à la vue de beautés chevauchant un bolide.
A LIRE : «L’art des écuyères de haute école au XIXe siècle. Transgression ou reproduction des stéréotypes ?», de Catherine Tourre‑Malen, Ethnologie française 2016, n° 1, éditions PUF.
NOTE (1) Elle est saluée comme la première à avoir présenté en amazone un cheval dressé en haute école.