Connaissez-vous Peau d’âne ? A l’origine, c’est une légende chrétienne qui raconte comment, pour échapper aux hommes, une femme fut transformée en créature poilue. Elle fut nommée sainte Wilgeforte. C’est la sainte des femmes mal mariées.
L’histoire de Peau d’âne commence en Cappadoce (Turquie). L’Eglise du serpent de Goreme contient une fresque qui représente un saint barbu à la poitrine de femme qui dissimule son entrejambe derrière une feuille de plante indéterminée… Ce saint nommé Onuphrius (Onuphre), est un transexuel hermaphrodite qui fut canonisé au IVe siècle. A l’origine, il, ou plutôt elle, était une magnifique prostituée jusqu’à ce qu’elle entende la voix de dieu et se convertisse au christianisme. Comme ses anciens clients la harcelaient, ne cessant de réclamer ses faveurs et, au besoin, de la violenter, elle pria dieu qu’il la rende laide. Dieu alors vint à son aide, la pourvoyant de caractéristiques mâles. Elle garda sa belle poitrine mais il lui poussa une barbe. Les hommes, dès lors, la laissèrent en paix.
Le grand succès des hommes et des femmes sauvages
Le culte d’Onuphre fut particulièrement important pendant les XV et XVIe siècles qui vit proliférer les représentations d’hommes et de femmes sauvages, à la nudité masquée par de longs poils de bête… Ces créatures étaient très populaires. Elles ornaient jusqu’aux vitraux, tapisseries, plats, coffres, saillies de gouttières et jeux de cartes. «On les trouvait dans les marges des livres, les stalles du chœur à l’église et sur les portes des cathédrales. Partout où les gens regardaient, ils se trouvaient face à des êtres sauvages et velus», raconte la chercheuse Merry Wiesner-Hanks. Durant cette même période, un autre culte se développa à travers toute la chrétienté : celui de saint Wilgefortis, également connue sous le nom de sainte Wilgeforte (littéralement «Vierge forte», du latin virgo fortis). Une autre femme à barbe, mais bien plus connue encore. D’où lui venaient ses poils ? Les versions de sa légende diffèrent.
La légende de sainte Wilgeforte
«C’est au XIVe siècle que l’histoire de sainte Wilgeforte […] est relatée pour la première fois. On racontait que Wilgeforte était la fille chrétienne d’un roi païen du Portugal et qu’elle voulait fuir un mariage arrangé. Elle pria pour un miracle et Dieu recouvrit son visage de poils. Son fiancé refusa alors de l’épouser et son père la fit crucifier», résume la chercheuse. Dans d’autres légendes, en Bavière par exemple, «Kümmernis est la fille d’un prince portugais qui conçoit envers elle une passion incestueuse. Affligée, elle demande au Christ de changer sa beauté en laideur. Son père, la voyant barbue, la fait crucifier pour qu’elle partage le sort de son céleste époux.» C’est de cette version-là certainement que dérive le conte de Peau d’âne : l’histoire d’une jeune femme que son père trouve si belle qu’il en tombe amoureux. La jeune fille s’interroge : que faire pour empêcher les noces ?
Comment empêcher une union incestueuse ?
Refusant d’épouser son père, la jeune fille n’a d’autre choix que demander la peau d’un âne, puis fuir loin du palais cachée sous cette pelure puante et répugnante. On ne voit plus sa beauté. On ne voit plus qu’une souillon emmitouflée dans des poils laineux, emmêlés, dissimulant son visage sous la défroque animale. Il s’agirait du premier conte de fée écrit en français : Charles Perrault le publie en 1694. Les frères Grimm en fournissent une version légèrement différente intitulée Allerleirauh : Peau de mille-bêtes ou Toutes-Fourrures (1812). Dans cette version, l’héroïne porte un manteau de mille fourrures qui l’apparentent à un monstre. Elle échappe donc au sort funeste : la menace du mariage est écartée. La morale triomphe. Le bien sort vainqueur.
Délivrez-moi du mâle
Certainement, Peau d’âne et Toute-fourrure dérivent des récits d’inspiration chrétienne qui circulent du Nord au Sud de l’Europe, avec pour figure commune : une femme délivrée, qui a échappé au danger par la grâce d’une brutale éruption de poils. Wilgeforte. La «Vierge forte» est une sainte presqu’aussi populaire que Marie-Madeleine, l’ancienne prostituée qu’on représente alors nue sous une toison échevelée. Quand plus rien ne peut protéger une femme des assauts sexuels et des violences mâles, les poils deviennent l’ultime rempart. On prie Wilgeforte pour être sauvée. Cela fait d’elle l’icône par excellence des épouses battues et des jeunes filles livrées de force à des brutes.
Quand le mari «encombre», on prie sainte Wilgeforte
«Que ce soit là ou non l’origine réelle de la légende de Wilgeforte, celle-ci s’était répandue au XVe siècle à travers l’Europe et Wilgeforte devint une sainte très populaire, surtout auprès des femmes. Elle portait un nom différent dans chaque pays : Uncumber en Angleterre, Kümmernis en Allemagne, Ontkommer aux Pays Bas, Liberata en Italie, et d’autres encore. Souvent, ces noms étaient dérivés de mots signifiant “libérer de” (quelque chose). C’était une sainte particulièrement aimée des femmes qui souhaitaient justement être libérées du joug d’un mari abusif.» Ainsi que le souligne Merry Wiesner-Hanks uncumber en anglais est une forme ancienne du mot disencumber qui signifie «désencombrer», «décharger». Sainte Ucumber, débarrassez-moi de mon époux ! Déchargez-moi de ce fardeau vivant. En français on l’appelle sainte Livrade, parce qu’elle délivre. Ou Sainte Débarras, pour «Bon débarras».
Une sainte peu orthodoxe…
«Les penseurs de l’époque ne voyaient souvent pas ce culte d’un bon œil et alléguaient que les femmes s’y adonnaient lorsqu’elles voulaient se débarrasser de leur mari, violent ou non. Thomas More nota en 1529 que “les femmes ont ainsi changé son nom et au lieu de sainte Wilgeforte l’appellent désormais sainte Uncumber car elles ne doutent pas que celle-ci les déchargera de leur mari.” Lors de la Réforme protestante en Angleterre, les icônes de sainte Uncumber furent détruites et brûlées mais elle resta très appréciée dans le reste de l’Europe et fut même ajoutée à la liste officielle des saints catholiques en 1583.» L’Eglise cependant ne pouvait au XXe siècle accepter en son sein une sainte si séditieuse. Par un curieux hasard, son nom sera retiré en 1969 «tout comme celui de saint Valentin et d’autres saints dont l’existence était jugée incertaine». L’année érotique a donc tué la Vierge forte ?
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A LIRE : «Les Gonzales, famille sauvage et velue», de Merry Wiesner-Hanks, article publié dans la revue Apparence(s), n°5, 2014.
Sexological and other less Logical stories, de Johan Mattelaer, éd. EAU, 2013.
« La Barbe, groupe d’action féministe» part à Beauvais en pelerinage pour rendre hommage a Sainte Débarras. La vidéo est sur YouTube.
NOTE
(1) Hans Memling représente Ste Wilgefortis sur un des panneaux du triptyque Adriaan Reins, qui se trouve à l’Hôpital St Jean de Bruges.
POUR EN SAVOIR PLUS. Sur Saint Onuphre: un article publié de Terre d’Israel. Sur sainte Wilgeforte : un article de carmina-carmina.com.
ILLUSTRATIONS : fresque de l’Eglise du serpent à Goreme représentant St Onophrius ; peinture de l’artiste Geneviève Van der Wielen (le blog de l’artiste :http://genevievevanderwielen.blogspot.com) représentant une femme en prière ; sculpture de Ste Wilgeforte en croix à l’église de Wissant ; photos de sculptures de Wilgeforte en croix publiées sur le site Le coin de l’énigme.