Au XVIIIe siècle, les auteurs libertins décrivent des lieux de débauche, sous la forme de pavillons situés en banlieue, à l’abri de tous les regards, voués aux parties fines et aux adultères. On les appelle «petites maisons» et… ce seraient les ancêtres des résidences secondaires.
Entourée d’un parfum de scandale, la «petite maison» apparaît dans la littérature libertine comme le lieu de toutes les perditions. «Le mythe est bien connu : le XVIIIe siècle aurait vu naître des lieux édifiés pour le plaisir d’une classe sociale fortunée et bien souvent oisive […]. Cette légende de la «petite maison», qui mêle aventures romanesques et anecdotes véritables, repose toutefois sur une réalité tangible : ces édifices apparus au début du XVIIIe siècle se dénombrèrent bientôt par dizaines aux alentours de la capitale». Dans son ouvrage Petites Maisons, illustré de documents rares ou inédits, l’historienne Claire Ollagnier enquête : ont-elles réellement existé pour satisfaire les passions ou les vices d’une élite aux moeurs dissolues ?
Une «réputation pas entièrement usurpée»
Dépouillant les documents d’époque, Claire Ollagnier énumère tout d’abord les descriptions de ces très mystérieuses villas, qui apparaissent dès 1741, dans des ouvrages licencieux, contribuant à créer la légende de ces lieux de stupre. «Nombreux sont les écrits qui contribuent à établir cette réputation […] pas entièrement usurpée. Ainsi, dans Les Confessions du comte de ***, Charles Pinot Duclos note-t-il : “Le premier usage de ces maisons particulières appelées communément petites maisons s’introduisit à Paris par des amants qui étaient obligés de garder des mesures, et d’observer le mystère pour se voir, et par ceux qui voulaient avoir un asile pour faire des parties de débauche qu’ils auraient craint de faire dans des maisons publiques et dangereuses, et qu’ils auraient rougi de faire chez eux”».
Les liaisons mystérieuses
Dans Le Sopha, Crébillon fils confirme cette idée que la «petite maison» sert d’asile aux amants et d’abri aux femmes infidèles. A la question «qu’est-ce que c’est qu’une petite maison ?», l’un des protagonistes répond : «une maison écartée, où sans suite, et sans témoins, on va…». Michel Delon, qui signe une préface à l’ouvrage, explique : «On connaît les grisons ou domestiques sans livrées, les voitures sans armoiries et les maisonnettes, cachées derrière des bosquets, qui assurent la discrétion à des amours clandestines»… Leur caractéristique c’est qu’elles sont construites à l’écart des villes, dans des endroits «où l’on reçoit et où l’on est reçu incognito», ainsi que le formule laconiquement Claire Ollagnier. Les attelages qui y conduisent n’affichent pas la qualité de la personne qui s’y dissimule, cachée derrière l’équivalent de lunettes noires et de vitres sans tain.
Des maisons pour amants consentants
En 1748, Denis Diderot publie sous anonymat un roman, Les Bijoux indiscrets, dans lequel il est aussi question des «petites maisons». C’est l’histoire d’un anneau magique qui possède le pouvoir de faire parler les vagins («bijoux»). Le héros du livre raconte : «On avait alors la fureur des petites maisons. J’en louais une dans le faubourg […] et j’y plaçais successivement quelques-unes de ces filles qu’on voit, qu’on ne voit plus ; à qui l’on parle, à qui l’on ne dit mot, et que l’on renvoie quand on est lassé. J’y rassemblais des amis et des actrices de l’Opéra : on y faisait de petits soupers…». «La petite maison s’accorde mieux au libertinage qu’à l’amour honnête !», souligne l’historienne qui cite encore bien d’autres textes parlant d’échangisme et de rendez-vous galants, basés sur le seul principe du plaisir pris et donné. Pas de sentiments. Pas d’amour. «L’arrangement qu’entraîne un rendez-vous dans une petite maison» se résume en deux mots : jouissance réciproque.
Ce que la police en dit
Les rapports de police et les chroniques scandaleuses regorgent également d’anecdotes touchant ces garçonnières. «Jean-François Barbier relate ainsi, en mars 1758, la vie de débauche que mène le magistrat Évrard Titon du Tillet à Montmartre : “il vit dans une petite maison sur le rempart dans une débauche publique avec des filles qui sont tous les jours à sa table, ce qui ne convient pas à un magistrat.” Le duc de Lauzun mentionne quant à lui la petite maison du duc de Gramont dans laquelle celui-ci “passait sa vie […] avec des musiciens et des filles publiques les moins recherchées”. Le baron de Besenval témoigne de celle de M. de Luxembourg, rue Cadet, où “tout ce que la bonne chère peut avoir de plus recherché se joi[nt] à la licence la plus forte”. À propos de celle du duc de Chartres à Neuilly, Mlle Bertin assure que l’“on [y] condui[t] de jeunes filles isolées […] qu’on [a] pu séduire” et que “là se commettent de grandes débauches”».
«Débauche outrée», «impiété horrible»
L’usage licencieux de la «petite maison» atteint son paroxysme avec le marquis de Sade. A peine quelques semaines après son mariage (avec Renée de Montreuil) en mai 1763, Sade en loue une à Paris où il fait venir des prostituées. Scandale. Le 29 octobre 1763, il est arrêté dans sa garçonnière rue Mouffetard pour la «débauche outrée qu’on y allait faire froidement, tout seul, impiété horrible dont les filles ont cru être obligées de faire leur déposition» (1). C’est le comte de Sade (son propre père) qui écrit cela dans une lettre à l’abbé de Sade, datée 16 novembre 1763… Donatien-Alphonse est enfermé au donjon de Vincennes sur ordre du roi à la suite d’une plainte déposée par une prostituée occasionnelle, Jeanne Testard, qui n’a pas apprécié les petits jeux blasphématoires du marquis. Le voilà sous les barreaux puis assigné à résidence jusqu’en septembre 1764. Ce qui ne l’empêche guère de récidiver. Très vite, il défraye la chronique en violentant une jeune femme dans sa «petite maison» de Gentilly.
L’affaire de la mendiante et du sadique
Faut-il y accorder du crédit ou pas ? L’affaire est ainsi racontée dans la correspondance de Mme du Deffand, où elle relate à son fidèle ami Horace Walpole les sévices subis par une mendiante : «Un certain comte de Sade […] rencontra, le mardi de Pâques, une femme grande et bien faite, âgée de trente ans, qui lui demanda l’aumône ; il lui fit beaucoup de questions, lui marqua de l’intérêt, lui proposa de la tirer de sa misère, et de la faire concierge d’une petite maison qu’il a auprès de Paris. Cette femme l’accepta ; il lui dit de venir le lendemain matin l’y retrouver ; elle y fut ; il la conduisit d’abord dans toutes les chambres de la maison, dans tous les coins et recoins, et puis il la mena dans le grenier, arrivés là, il s’enferma avec elle, lui ordonna de se mettre toute nue.»
Il «lui déchiqueta tout le corps»
Ici, le récit de la célèbre salonnière adopte volontiers le registre du roman bourgeois (méfiance) : «elle résista à cette proposition, se jeta à ses pieds, lui dit qu’elle était une honnête femme ; il lui montra un pistolet qu’il tira de sa poche, et lui dit d’obéir, ce qu’elle fit sur-le-champ ; alors, il lui lia les mains, et la fustigea cruellement. Quand elle fut tout en sang, il tira un pot d’onguent de sa poche, en pansa ses plaies, et la laissa […]. [Le lendemain matin] il examina ses plaies, et vit que l’onguent avait fait l’effet qu’il en attendait ; alors, il prit un canif, et lui déchiqueta tout le corps : il prit ensuite le même onguent, en couvrit toutes les blessures, et s’en alla […]. Le village où est sa petite maison, c’est Arcueil».
Bougies de messe utilisées comme plug anal
On sent bien, à la lecture de cette lettre, la Révolution à venir et ses obsessions vertueuses. «Les crimes contre les mœurs –union charnelle illégitime, débauche, prostitution, libertinage, adultère, concubinage ou proxénétisme– font, au XVIIIe siècle, l’objet de répression», explique Claire Ollagnier qui ajoute à quel point les «petites maisons» pâtissent de ce parfum de soufre entourant les mœurs jugées dépravées des aristocrates, surtout quand ces aristocrates se conduisent en impies, sacrilèges et hérétiques. Le grand tort de Donatien-Alphonse fut certainement plus de s’être servi de bougies de messe comme plug anal que d’avoir fait saigner des roturières… Mais voilà. Le mal est fait. «Relayant parfois d’improbables rumeurs, satisfaisant ainsi […] le goût du scandale et de l’indécence», d’innombrables écrivains créent le mythe de la petite maison comme enfer de la luxure.
De la clandestinité à l’ostentation
«La volonté de ternir l’image des grandes personnalités du siècle apparaît derrière de nombreux témoignages» concernant les «petites maisons», résume l’historienne, qui ajoute à quel point ces demeures auraient mérité mieux. Le discours sulfureux dont elles font l’objet apparaît en effet au moment même où les usages de ces maisons changent. Quand elles apparaissent (vers 1700), les «petites maisons» sont certainement dédiées aux amours secrètes. Mais quand pour la première fois elles sont nommées dans des livres ou des correspondances (vers 1740), ces maisons ne sont plus destinées à rester secrètes. Au contraire, elles sont conçues pour être vues de tous, admirées, dans une débauche non plus de discrétion mais de faste exhibitionniste. Adieu plaisirs illicites. Ainsi que Michel Delon le remarque : «Les fortunes dilapidées pour les installer transformèrent la clandestinité en ostentation».
Des maisons pour faire croire qu’on est un libertin ?
Intuition confirmée par Les Confessions du comte de *** de Duclos : «On les eut d’abord pour dérober ses affaires au public ; mais bientôt plusieurs ne les prirent que pour faire croire celles qu’ils n’avaient pas. On ne les passait même qu’à des gens d’un rang supérieur : cela fit encore que plusieurs en prirent par air. Elles sont enfin devenues si communes et si publiques qu’il y a des extrémités de faubourg qui y sont absolument consacrées. On sait tous ceux qui les ont occupées ; les maîtres en sont connus, et ils y mettront bientôt leur marbre. Il est vrai que depuis qu’elles ont cessé d’être secrètes, elles ont cessé d’être indécentes, mais aussi elles ont cessé d’être nécessaires. Une petite maison n’est aujourd’hui pour bien des gens qu’un faux air, et un lieu, où pour paraître chercher le plaisir, ils vont s’ennuyer secrètement un peu plus qu’ils ne feraient en restant tout uniment chez eux».
De la «petite maison» au pavillon de banlieue : du rêve pour tous
Du moment que les «petites maisons» deviennent des lieux pour «paraître» et simuler, elles font l’objet de dépenses somptuaires et deviennent l’«écrin luxueux qui définit la qualité du maître qui l’occupe, selon le principe de convenance et de bienséance». C’est alors, véritablement, qu’elles deviennent intéressantes car les propriétaires de ces pavillons de banlieue veulent en mettre plein les yeux. Claire Ollagnier insiste : lorsque la «petite maison «commence à répondre à un véritable programme architectural, dans lequel les attendus libertins ne sont plus les seuls enjeux», elle devient le lieu d’un projet novateur, étonnant, basé sur l’idée de la merveille. On se perd dans les petites maisons comme dans un labyrinthe où les pièces d’eau reflètent le ciel et où les chambres ouvrent sur des jardins dont on ne sait plus s’ils sont vrais ou faux. Les petites maisons deviennent des espaces brouillant les frontières entre intérieur et extérieur, entre rêve et réalité. Or – ainsi que l’historienne le prouve dans cet ouvrage magistral–, nous sommes (presque) tous les dépositaires de ce projet. Nos maisons secondaires dérivent de ces «folies» architecturales. «Et le comble de l’élitisme aristocratique se démocratise en modeste pavillon pour tous», conclut Michel Delon.
.
À LIRE : Petites Maisons, de Claire Ollagnier, éditions Mardaga, avril 2016, 39 euros.
NOTE (1) Extrait d’une lettre du comte de Sade à l’abbé de Sade, 16 novembre 1763 ; cité dans Sarane Alexandrian, Les libérateurs de l’amour, Paris, Seuil, coll. Points, 1977, p. 79.
ILLUSTRATION : Natalie Shau, graphiste lituanienne, dont la galerie Le Cabinet des curieux présente les travaux sur la France.