Dans un ouvrage intitulé “Apollinaire et les femmes”, Alexandre Dupouy, bibliophile spécialisé dans les curiosa, comble une lacune immense : il n’y avait jusqu’ici jamais eu de biographie portant sur la vie intime du poète… fils d'une aristocrate polonaise et prostituée.
On pourrait protester : quel intérêt de rendre public ce qui relève du privé ? Vaine protestation. Les amours d’Apollinaire envahissent les poèmes qu’il écrit. Elles sont indissociables d’une oeuvre tissée d’emprunts aux lettres enflammées qu’il envoie puis dont il réclame copie. «Tout au long de sa vie, déconcertant souvent ses sujets de conquête, il utilise ses vers pour ses amours et ses amours pour ses vers, ne parvenant pas à faire la part des choses. Quoique…». Guillaume Apollinaire sait jouer avec les chimères, les mensonges et les faux noms (1). Il s’appelle en réalité Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzky. Sa mère le nomme Wilhem. Il est né le 25 août 1880, «de père inconnu, probablement dans les secrets du Saint-Siège et d’une mère qui fut l’une des dernières demi-mondaines».
«Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine»
Dans un livre en trois parties – vie publique, vie clandestine, vie privée –, Alexandre Dupouy dévoile avec minutie les secrets de certaines collaborations littéraires de Guillaume et des pans entiers d’une correspondance qui permettent de mieux comprendre qui était la mystérieuse égérie des Poèmes à Lou… On y apprend que la Marie du poème homonyme («Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine / Et mon mal est délicieux») fut inhumée en 1956, à quelques rangées de lui, «vêtue de blanc au cimetière du Père Lachaise, une rose rouge à la main et les lettres de Guillaume Apollinaire sur son sein» (2). On y apprend surtout qu’Apollinaire, toute sa vie, joue à cache-cache avec la censure. Officiellement, il gagne sa vie comme journaliste et écrivain. Officieusement, il est éditeur clandestin de textes illégalement sortis des enfers qu’il coupe et qu’il fait publier sous le manteau. C’est lui, le premier, qui exhume Sade (3). Lui, «l’apatride cosmopolite qui ne détenait pour tout papier qu’une carte de lecteur à la Bibliothèque nationale et qui était fortement soupçonné de participer à la diffusion de la littérature pornographique clandestine» défend avec fierté ce travail de bibliophile (4). Il exfiltre ses auteurs fétiches du second rayon (le rayon des livres interdits), mais «même édulcorées, ces éditions demeurent compromettantes pour qui manque de relations. […] C’est d’autant plus courageux que, s’il va trop loin, n’étant pas de nationalité française, il risque l’expulsion».
Deux statuettes du Louvre vendues à Picasso
Apollinaire manque d’ailleurs à plusieurs reprises d’être condamné. En 1904, alors qu’il exerce les fonctions de rédacteur en chef au sein du Guide du rentier, il sympathise avec Géry Pieret, «un curieux collègue», ainsi que le note Alexandre Dupouy. En 1907, «pour le sport», Pieret dérobe deux statuettes au Louvre qu’il revend 50 francs à Picasso. «Le peintre cubiste s’en inspire pour réaliser son chef-d’oeuvre, Les Demoiselles d’Avignon. “Vous vous rappelez de cette affaire, à laquelle j’ai été mêlé, lorsqu’Apollinaire a dérobé au Louvre des statuettes ? C’étaient des statuettes ibériques... Eh bien, si vous regardez les oreilles des Demoiselles d’Avignon, vous reconnaîtrez les oreilles de ces sculptures !”. Il est étonnant de voir Pablo accuser son ami. Apollinaire n’est pour rien dans l’origine du vol des statuettes, mis à part d’avoir eu la mauvaise idée de présenter Pieret à Picasso.» Mais voilà : Apollinaire n’a pas dénoncé Pieret. «La délation ne figurait pas dans les moeurs du fils d’une demi-mondaine», résume Dupouy.
L’affaire de La Joconde : Apollinaire complice ?
Le problème, c’est qu’en 1911, Géry Pieret est ensuite mêlé au vol de La Joconde (vol accompli par un Italien qui ne sera identifié que quelques années plus tard). Branle-bas de combat. «Lorsque le chef-d’oeuvre de Léonard de Vinci disparaît de sa cimaise, toute la police française est sur les dents. Pieret, bien intentionné, démontre à Étienne Chichet, le directeur de Paris-Journal, preuve à l’appui et sous couvert d’anonymat, que le Louvre est une véritable passoire. Devant les menaces des enquêteurs, Chichet ne protège pas très longtemps son Arsène Lupin informateur. La police remonte aisément à l’affaire des statuettes ibériques, à Picasso et à Apollinaire. Ce dernier n’a rien à dire sur La Joconde et ne veut rien dire. Mais il faudra moult interventions pour parvenir à le sortir de la prison de la Santé après quelques jours de détention».
«Dans les eaux troubles d’une volupté semi-clandestine»
Sachant tout cela, nul ne s’étonnera que Mac Orlan ait fait disparaître les détails de sa relation avec Apollinaire : il met dans sa chaudière toutes leurs lettres, en disant : «Je ne veux pas avoir des soucis posthumes». Dans l’univers de la littérature interdite, «ce milieu plus secret encore que celui de la prostitution», il n’est pas forcément bon de fréquenter un poète qui parle leur langue aux voyous comme aux membres du Gotha. Guillaume aime avoir plusieurs vies et on ne sait jamais dans laquelle il vous entraîne. Né d’un père inconnu (lié peut-être au Vatican) et d’une aventurière issue de l’aristocratie polonaise, il était sans doute «prédestiné à nager dans les eaux troubles d’une volupté semi-clandestine». C’est ici qu’il faut aborder la question des femmes, ou plutôt de la première d’entre elles, à laquelle Alexandre Dupouy consacre un chapitre magistral : Olga. La mère d’Apollinaire.
Olga, la mère-ogre
De son vrai nom Angelica (elle choisit de changer son prénom lors de son arrivée à Monaco en 1887), la mère d’Apollinaire frappe tous ceux qui l’approche par «sa force de caractère». Filleule d’un général-major de la suite du tsar Alexandre II devenu camérier du pape Pie IX, «la jeune femme mène une vie suffisamment tumultueuse pour donner, aujourd’hui encore, beaucoup de fil à retordre aux historiens qui tentent de faire le point sur la paternité de ses enfants.» Angelica a deux enfants, qu’elle traîne partout, sur lesquels elle veille avec férocité. «Lorsqu’elle s’installe à Monaco, la Principauté refuse d’abord le permis de séjour à cette fille “d’un colonel russe, pensionnée du Czar” qui semble venue avec l’ambition de faire sauter la banque du casino. […] Mais d’autres faits sont reprochés à l’encontre d’Olga “dont l’attitude laisserait supposer qu’elle emploie, pour vivre, en dehors de cette pension, des moyens plus ou moins légaux”. Madame de Kostrowitzky se retrouve fichée comme femme galante et entraîneuse.» Qu’importe. Ses protecteurs sont haut placés.
Une redoutable manieuse de fouet
À la Belle Époque, la Principauté accueille la fine fleur de la galanterie cosmopolite – Liane de Pougy, Valtesse de la Bigne, la belle Otéro – parmi lesquelles Mme de Kostrowizka fait figure de dragon. Elle n’hésite pas à se battre au corps à corps, ni à lancer des verres au visage de ses rivales. En 1896, une rixe la met aux prises, à la terrasse d’un café, avec une autre femme galante. Les rapports de police parlent «d’un caractère d’une extrême violence» mais aussi d’«une excellente mère. Elle a deux fils très intelligents, a dit l’abbé Hertz qui les a eus plusieurs années dans son collège, et elle s’impose des privations pour leur donner une instruction soignée»… En 1896, Olga rencontre un joueur de casino, Jules Weil avec qui elle se met en ménage. Ils partent en France en 1899, s’installent à Paris. Wilhem a 19 ans et grandit sous la férule de cette tyran femelle qui se promène «fréquemment fouet à la main, sachant très bien en faire usage». Olga fouette les bonnes. Olga fouette les chiens. Spectacle inquiétant, pour le moins.
Telle mère, tel fils ?
«Sans se contenter de terroriser son fils, Madame de Kostrowitzky épouvante aussi ses hôtes – Picasso, Vlaminck, Salmon, Billy, Rouveyre, Mollet – lorsque, le dimanche, ils accompagnent leur ami déjeuner au Vésinet. Il faut se représenter “l’indomptable” mère déambulant dans son jardin “le fouet au poing pour mater ses molosses, cette Angelica tyrannique qui fait des scènes à tout bout de champ”.» Guillaume l’aime : «Elle est si racée, dit-il ! Je lui ressemble beaucoup» (5). Rouveyre lui reconnaît d’énormes qualités : «Hospitalière comme il n’est pas permis de l’être. Elle vous offre dans un dimanche deux repas à vous rendre malade […]. Et vous avez des paniers remplis sous chaque bras, quand le soir vous rentrez par le dernier train. Cela aussi est à vous effrayer un peu, vu qu’on n’est pas moscovite soi-même». Il arrive qu’un ami poète vienne rendre visite à Guillaume. Malheur, Guillaume n’étant pas là, c’est la mère qui ouvre la porte. Le soir-même, quand son fils rentre, elle le foudroie : «Qu’est-ce que tu as pu encore faire ? Il est venu tantôt un homme de la police qui t’a demandé».
Sexe, exil et violence
Ainsi qu’Alexandre Dupouy le note : il n’est pas innocent que Guillaume ait eu cette mère-là. «Elle détenait de quoi troubler le caractère d’un adolescent.» Avec cette mère, le sexe, la violence et la vie d’exil s’emmêlent. A la fois russe, polonais, italien, Guillaume «demeure “quasi apatride” jusqu’à ses trente-six ans. En 1916, son engagement militaire lui permet d’obtenir – enfin – la nationalité française.» Le 14 mars 1916, il reçoit sur le front le décret lui notifiant sa naturalisation. Trois jours après, le 17 mars, «le sous-lieutenant Kostrowitzky est blessé par l’éclat d’un obus qui traverse son casque et son crâne.» Evacué du front, soigné, le voilà nommé censeur par une terrible ironie du destin : il relit les courriers des soldats, les expurge de toute indication géographique qui pourrait renseigner l’ennemi sur la position des troupes, mais aussi de tout propos nuisible au moral des «vainqueurs». La guerre s’arrête le 11 novembre 1918. Le 9 novembre 1918, atteint de la grippe espagnole, Guillaume meurt. Il a 38 ans. Sa mère à son tour est frappée. Elle meurt le 7 mars 1919.
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A LIRE : Apollinaire et les femmes, Alexandre Dupouy, La Musardine.
A VOIR : Les Larmes d’Eros, la librairie d’Alexandre Dupouy. 58, rue Amelot 75011 Paris. Tél. : 01.43.38.33.43.
NOTES
(1) Léautaud disait : «Une biographie exacte et complète d’Apollinaire serait difficile à écrire. Chacun de ses amis savait quelque chose. Encore se contredisent-ils souvent, comme si Apollinaire avait varié sur tel ou tel point, par fantaisie, pour mystifier ou pour dérouter» (4). Paul Léautaud, cité par Hubert Fabureau, Guillaume Apollinaire, son oeuvre, Éditions de la Nouvelle Revue Critique, 1932, page 12.
(2) José Pierre, Marie Laurencin, Somogy, 1988, page 81.
(3) Apollinaire voit en lui «l’homme le plus libre qui ait jamais été» et lui consacre 56 pages d’une introduction fervente et enthousiaste, ouvrant la voie d’une réhabilitation de Sade par les surréalistes, puis par «Maurice Heine, Gilbert Lély et plus récemment Annie le Brun qui offrit en 2014 une exposition hors du commun au musée d’Orsay». (Source : Apollinaire et les femmes, d’Alexandre Dupouy, La Musardine).
(4) Guillaume écrit avec véhémence dans une introduction : «C’est en effet l’honneur de la France d’avoir produit, à toutes les époques, une littérature dont la liberté ne peut choquer que les cuistres».
(5) Geneviève Dormann, La Gourmandise de Guillaume Apollinaire, Albin Michel, 1994, page 27.
ILLUSTRATION : Couverture du livre de Robert Merodack, L’Avilissement absolu, avec une introduction de Christophe Bier, aux éditions la Musardine.