Sperme, sueur, huile de vidange : si vous aimez l’alliance des trois, ne ratez pas «Dur Labeur», une exposition de photos qui donne envie, terriblement envie, de mâles maculés, de muscles raides et de sexes sans force. Jusqu’au 30 janvier 2016 à la galerie Au Bonheur du Jour.
Enfant, Marc Martin prend des photos de son père, par surprise, alors que celui-ci se trouve «sur le pot». Marc Martin est ravi. Ce sont ses premières photos d’«homme à la tâche». Son père, évidemment, l’est moins : «Je me faisais remonter les bretelles parce que les cartouches de polaroïd coûtaient une fortune et qu’il ne fallait pas les gaspiller avec des photos de m…». Avec le recul, cependant, Marc estime qu’il s’agissait là d’un «acte fondateur». Il prend de l’âge, mais sa passion «pour les lieux cachés et les instants furtifs» ne fait que croître. Marc se met à photographier les toilettes publiques, les terrains vagues, les endroits louches dans les gares. Au début, il n’y a aucun personnage. Puis, progressivement, des silhouettes de travailleurs apparaissent, qu’il saisit sur le vif, avec le désir de capter ces moments où leur visage reflète l’effort.
Marc Martin devient photographe et graphiste. Cela fait maintenant dix ans qu’il hante les chantiers, entre Paris et Berlin, à la recherche de ces hommes qui, pour lui, sont les «vrais» : ceux qui triment. Il voit dans leurs corps en labeur l’équivalent d’une offrande érotique d’autant plus troublante qu’elle semble sans but. Les ouvriers qui bandent leurs muscles, au corps à corps avec le béton armé, n’ont pas forcément conscience d’être beaux, ni attirants lorsqu’ils forent des rivets… et pourtant. «L’esthétique virile de leurs gestes célibataires peuplent mes images», dit Marc rempli de nostalgie pour ces hommes sans peur : curer les conduites ? A la main ? Il a existé peut-être une époque durant laquelle les mâles étaient fiers de se salir au travail.
Marc dit s’inspirer «d’une époque révolue où la course à la performance n’était pas encore le moteur de tout ; où l’obsession hygiénique n’avait pas encore bouleversé le rapport à l’autre». La virilité pour lui, ce n’est pas la montre de marque, ni la rutilante voiture, au contraire. Ce n’est pas non plus la pose infatuée d’un modèle à la queue «bien dressée» : «arborer fièrement un pénis en érection ne suffit pas à se définir en homme.» Marc Martin débusque la virilité dans ses zones de repli, là où les hommes se montrent plus troublants. Lorsque leur queue demi-molle pend. Lorsqu’ils prennent du repos, assis sur un énorme tuyau d’évacuation. Lorsqu’ils ne savent pas qu’ils sont vus et se grattent l’entrejambe. «Abriter un corps masculin, c’est abriter des énigmes, des failles, des contradictions aussi…».
Pour donner à ses images l’allure d’énigmes excitantes, Marc Martin mélange sciemment photos volées et scènes construites. Il est difficile parfois de savoir à qui on a affaire (1) : homo, hétéro, vrai carreleur, faux égoutier… Ils sont tous sales, en tout cas. C’est ce que Marc appelle avec humour ses «eaux troubles» : «Mes images ne mentent jamais qu’à moitié». Le type qui se masturbe en tenue de vidangeur travaille-t-il pour de vrai dans les réseaux d’assainissement ? Le décor colle en tout cas toujours à la réalité d’un travail qui tache. Vestiaire d’usine, zone de collecte des déchets, garage insalubre, entrepôt de machines-outils…
Les lieux sont bien plus important que les hommes sur ces photos, qui ne montrent parfois que cela : l’espace inoccupé, en désordre, chargé d’une puissance invisible par tout «ce qui s’y est passé ; les odeurs, la faïence jaunie, celles du temps et celles, infiniment ténues, des hormones accumulées. La capacité de ces lieux à transcender les masques pour faire vibrer les hommes que j’y emmène et que j’y photographie. Tous ont un rapport à l’excitation, tous ont un rapport au labeur. Tous sont durs à leur façon. Le temps accumulé dans ces lieux déserts et abandonnés agit sur chacun d’eux, et le masque s’effiloche... Tu places un mec dans son salon puis tu l’emmènes dans un décor chargé comme ceux là : il n’est plus le même. Un personnage différent se révèle, c’est troublant…». Marc Martin ajoute qu’il lui arrive de visiter, seul, ces zones de démolition qui le plongent dans un «état doucement mélancolique » : elles dégagent l’atmosphère d’une époque révolue.
Ces lieux partagent avec les ruines la même qualité de dégradation : là, tout n’est que désordre et bourbier, misère, abandon et déchet… Mais c’est là, aussi, – dans les espaces vacants rongés par l’entropie – qu’il est possible de se ressourcer. Les WC publics, couverts de tags obscènes et de numéros de téléphone, favorisent bien plus fiévreusement le rêve d’une rencontre que les toilettes aseptisées… Les désirs y sont plus violents. La sexualité veut du visqueux pour glisser et une part d’impossible contre quoi se briser. «“Dur labeur« au final, c’est l’excitation des corps suants et une ode à la volonté. C’est le fruit d’une bande de potes-cochons aussi. Tout n’était pas écrit à l’avance... Il n’y a pas eu de castings “proprement dit“, mais le hasard des rencontres et la combinaison des trips. Je n’ai forcé aucun mec à se rouler dans la boue».
Marc, pour conclure, évoque le plaisir intense qu’il a eu à croiser le regard de certains hommes. Quand il les prenait en photo, parfois seulement quelques secondes, sans rien savoir d’eux, quelque chose devenait possible. La photo volée, «ça laisse un espoir, ça donne un doute… Ca crée une distance en fait… Le modèle est-il là dans sa fonction ou dans sa fiction ? Je joue avec ça… Dans la rue, tu ne sais pas immédiatement si le mec ou la nana que tu mates est SM, fétichiste ou coincée. Lesbienne, gay ou hétéro… Mais des indices peuvent te mettre sur la route, parfois la fausse route aussi, c’est enivrant. Mes images ne sont que des propositions. J’aime bien cette idée que tout n’est pas évident. Surtout pas “ça“… J’aime bien l’idée de la frustration.» Frustration aphrodisiaque. L’attraction exercée par les photos de Marc Martin, leur part d’érotisme brutal, tient probablement au fait que la vie, oui, c’est dur. C’est très dur.
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EXPOSITION : DUR LABEUR » L’HOMME À LA TÂCHE. Exposition / Vente du 2 décembre au 30 janvier 2016. Vernissage mardi 1er décembre à 17h à 22h.
Galerie AU BONHEUR DU JOUR : 11, rue Chabanais 75002 PARIS. M° Bourse, Palais-Royal ou Pyramides
A LIRE : «DUR LABEUR», de Marc Martin. 160 pages reliées brochées. Couverture cartonnée. Disponible sur le lieu d’exposition et dans toutes les bonnes librairies (les mots à la bouche, etc).
NOTES
(1) «J’ai toujours trouvé les mecs du bâtiment super bandants... Aussi (et surtout ?) dans leur intention de ne pas l’être, ils le sont doublement à mes yeux. J’ai essayé de l’expliquer dans mon livre, Dur Labeur, dont voici un extrait :
“Homme à la tâche, à priori, n’est donc pas en posture de séduction. Sa mission n’est pas de séduire mais bien d’accomplir. Dans son bleu de travail, l’ouvrier manuel symbolise pourtant l’homme actif dans toute sa splendeur. Au sens propre et figuré. La sueur à l’ouvrage, la main à la pâte, sont autant de pulsions ancestrales, codées « à la racine du mâle » qu’il suscite à ses dépens. Le vestiaire collectif, lieu de passage intensif, surpeuplé, sexué, malodorant, volontairement rudimentaire, symbolise pour moi la passerelle entre deux univers qui se chevauchent quotidiennement. Il cristallise dans mon imaginaire érotique la clef d’un monde secret, extrêmement masculin. Le fait, précisément, que ces hommes-là, à ce moment-là, dans ce lieu-là, n’aient pas l’intention d’être “en mode séduction“, offre à mon approche une palette multipliée de possibles fantasmés. De situations furtives, donc précieuses à capturer“.