Une prostituée coûte souvent moins cher qu’une femme à conquérir. Mais la majorité des hommes préfèrent perdre de l’argent pour «draguer» des femmes… même pour une nuit. Comment expliquer ce choix ?
Dans les années 1980, l’anthropologue Paola Tabet affirme que le mot «prostituée» ne veut rien dire parce qu’il désigne une catégorie de femmes à part : celles qui se font payer pour du sexe. Le problème, c’est que toutes les femmes sont susceptibles d’être «marchandées» en échange d’une valeur-prestige ou d’un don, dit-elle. Dans la plupart des sociétés, sinon toutes, la femme est un objet d’échange, au même titre que les biens mobiliers ou immobiliers… Poussant plus loin l’analyse, Paola Tabet affirme que parmi les prostituées, celle qui est indépendante – gestionnaire de ses passes – transgresse les règles sociales : les règles veulent que le revenu tiré de sa sexualité profite à ses parents, à ses frères ou à son propriétaire légal. Scandale, cette prostituée-là se conduit en «femme libre» !? Serait-ce là la raison du stigmate qui lui colle à la peau ?
Suite aux travaux de Paola Tabet, mobilisant ces concepts nouveaux que sont les «transactions sexuelles» et les «sexualités négociées», toutes sortes de chercheurs prennent la relève afin de pousser plus loin l’analyse, de l’affiner et de la corriger au besoin. La sociologue française Catherine Deschamps en fait partie. Dans un texte intitulé «Le sexe et l’argent : deux monstres sacrés ?», publié en 2011, elle résume les résultats d’une enquête menée, en parallèle, sur la prostitution de rue à Paris et sur les rituels de séduction dans les bars. Dans les deux cas, l’argent circule. Les femmes qui se laissent offrir des verres flirtent plus ou moins consciemment avec le fantasme de la prostitution… Mais il y a une différence énorme : elles ne sont pas tenues de «coucher». Et c’est justement pour cette raison que l’homme leur trouve plus de charme. Rien ne les force à «remercier» : elles n’ont rien reçu en espèces.
Paradoxalement, quand l’argent est trop visible, la relation perd de son prix… Pour Catherine Deschamps, il faut que l’argent soit escamoté pour que la relation homme-femme prenne de la valeur. «Les mécanismes du désir», dit-elle, impliquent un don ambigu, celui d’un verre «qui n’engage à rien» : «Du verre que l’on pourra laisser croire de simple courtoisie en cas de non-réciprocité du désir, au verre galant ou explicitement introductif à la sexualité, les frontières restent floues et permettent de garder la face.» Les apparences sont sauves. Si la femme accepte de coucher, en échange de multiples verres, elle pourra toujours dire qu’elle a été «subjuguée». C’est ce que l’on nomme couramment le pouvoir de la «séduction» : «A l’inverse de la prostitution, l’argent existe mais sans qu’il doive être compté ou demandé, sans qu’il assure à coup sûr le rapport sexuel. Toute personne dont l’intervention rend visible les modalités de l’échange […] est un intrus, ou signifie la sortie de la séduction. L’argent peut bien être un moteur du désir, […] mais cela ne doit pas être dit.»
Faut-il y voir une forme d’hypocrisie ? Catherine Deschamps, elle-même, avoue se sentir partagée : elle a parfaitement conscience que «le sentiment d’amoralité», nécessaire à la naissance du désir, implique une forme de flirt avec le fantasme de la pute (1). Lorsque des inconnus, dans un bar, jouent avec ce fantasme, même de façon voilée, ils mettent en place les conditions idéales pour une rencontre excitante et transgressive. Mais attention, il faut que la femme fasse mine de résister, suivant les codes sociaux en vigueur. Une «proie» trop vite conquise semble avoir moins de valeur. C’est ce que Nietzsche, en 1883, résumait avec ironie : «Nul ne la veut donnée, il faut donc qu’elle se vende !». Stendhal, en 1833, l’avait formulé presqu’aussi élégamment (sic) : «Telle trouve à se vendre qui n’eût pas trouvé à se donner».
S’inspirant de ces citations, Catherine Deschamps amène son hypothèse : le stigmate frappant les «filles de joie» n’est-il pas celui qui frappe les femmes qui «se donnent» trop rapidement ? Quand cela va trop vite, l’homme n’est plus qu’un client. L’illusion est brisée. Il préfère la femme qui le fait attendre, et qui ne parle pas d’argent, parce qu’elle, au moins, – en miroir flatteur – le conforte dans l’idée qu’il est irrésistiblement séduisant… Pour elle, il dépense au final bien plus que… prévu.
«Dès lors, la prostituée est-elle discriminée parce qu’elle reçoit elle-même une somme déterminée d’argent pour s’exécuter dans l’instant ? Alors que la femme à séduire serait plus valorisée à mesure que l’homme, parce qu’il paie via un intermédiaire, ne compte plus, ou doit patienter ? En ce sens, prix et valeur ne seraient pas synonymes. Or, il est remarquable que les sommes dépensées par les hommes dans les bars en vue de séduction, si elles ne sont pas connues d’avance, atteignent souvent des montants bien supérieurs à ceux que coûte une passe dans la rue. Rapportées aux revenus d’hommes souvent pauvres, ces sommes peuvent même, à certaines occasions, être qualifiées de somptuaires, notamment lorsque l’intéressé finit par commander une bouteille de champagne pour mieux signifier sa valeur à l’intéressante. Ainsi, alors que certains groupes militants féministes, catholiques ou altermondialistes […] s’émeuvent que des femmes soient payées pour une sexualité espérée libre d’économie, ils semblent aveugles au fait que la séduction, l’espoir de sexualité ou la sexualité elle-même, hors prostitution patentée, occasionnent des dépenses souvent supérieures».
.
A LIRE : «Le sexe et l’argent : deux monstres sacrés ?», de Catherine Deschamps . Dans : Revue du MAUSS (2011).
A LIRE EGALEMENT : cet article est le troisième d’un volet qui commençait avec : «Etre une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile ?» et «Toutes les femmes sont des câtins».
A lire aussi : deux articles sur le «capital érotique» : «Soyez érotique, devenez des battants» et «Il faut coucher pour réussir ma fille». Un article écrit lors de l’affaire DSK sur la stigmatisation de la «salope» : «Peut-on aimer le sexe sans avoir à s’en cacher ?»
NOTE
(1) On pourrait – à l’instar de Paola Tabet – voir dans ce système liant un «généreux» donateur à une «femme reconnaissante» une manifestation sordide de l’inégalité entre les sexes : ce fantasme s’inscrit parfaitement dans la logique qui assigne aux femmes la qualité d’êtres «corruptibles», soumis au pouvoir de l’argent. Mais on pourrait aussi voir ce fantasme (de façon plus nuancée que Paola Tabet) comme un mécanisme inhérent à la logique de l’échange et de la communication. Impossible de créer du lien sans faire de cadeau. Impossible de faire un cadeau sans créer une dette. La dette est la condition sine qua non du lien affectif entre humains.