L’opéra le plus célèbre de Puccini fait d’une geisha de 15 ans, appelée «Madame Butterfly», l'héroïne d'un drame passionnel qui s'achève en suicide… L’histoire s'inspire soi-disant de faits réels. Mais dans les faits, Madame Papillon… Est-elle morte d'amour ?
Jusqu’au 13 octobre à Paris, l’opéra «Madame Butterfly» – mis en scène par Bob Wilson – fait résonner l’Opéra Bastille de tristes échos. L’histoire se déroule au Japon au début du XXe siècle : le Lieutenant américain Pinkerton épouse Chôchô-san («Madame Papillon»), une très jeune geisha. Trois ans plus tard, Pinkerton est rentré aux États-Unis mais Chôchô refuse d’oublier celui dont elle a un fils. Impossible de lui faire entendre raison. Accompagné de sa femme américaine, Pinkerton revient au Japon récupérer l’enfant. Chôchô le cède et se tue, à l’aide d’un couteau reçu de ses ancêtres samouraïs…
Composé par Puccini (1858-1924), représenté pour la première fois en 1904, l’opéra fait un triomphe : tout le monde pleure sur la figure tragique de la Nippone épousée puis trahie… Mais cette vision romantique du Japon ne colle pas avec les faits. A l’époque où les premiers Occidentaux débarquent au Japon, le mariage n’existe pas. Pas tel que nous l’imaginons en tout cas. L’exposition «Le Bouddhisme de Madame Butterfly» qui se déroule actuellement au Musée d’Ethnographie de Genève remet l’histoire en perspective dans le contexte de l’époque… l’occasion de s’apercevoir à quel point l’image que l’on se fait du Japon relève de l’illusion. Voire de l’ingérence.
Le travail de projection fantasmatique commence avec Pierre Loti (de son vrai nom Julien Viaud, 1850-1923). C’est lui qui, parmi les premiers, fait l’expérience littéraire du «choc des cultures»… et de la vie de couple «genre nippon». Son célèbre ouvrage «Madame Chrysanthème» est un récit semi-autobiographique écrit comme un journal intime. Au cours de l’été 1885, avec son «frère» Yves (1), Pierre Loti visite le Japon et, dès le premier jour, se fait emmener dans une maison de thé (sorte d’agence matrimoniale), pour trouver une «petite femme à peau jaune, à yeux de chat – je la choisirai jolie. Elle ne sera pas plus haute qu’une poupée». Il a en effet décidé de se marier, comme font beaucoup d’Occidentaux en mission au Japon. Six jours plus tard, il opte pour une adolescente de 18 ans (la candidate de 15 ans qu’on lui soumet en premier choix est trop jeune à son goût) dont le nom, par hasard, se révèle être… O-kane, «Argent» (2).
Ainsi qu’il l’explique dans son roman, les Japonaises sont «louées» par leur famille, un peu comme une marchandise, un jouet ou un «petit chien savant». «Ses parents vous la donnent pour 20 piastres par mois», dit l’entremetteur après une soirée de négociations. Loti cependant regrette déjà son choix. Il a la nostalgie de la Turquie et des Ottomanes sensuelles. Incapable d’apprécier cette Japonaise qu’il compare à un «bibelot saugrenu», il finit par attendre le jour de son départ comme celui de la délivrance.
La séparation du couple approche. Un jour, Loti entend sa compagne faire gaiement sonner les pièces qu’elle a reçues de lui. «Rien ne s’est jamais passé dans cette petite cervelle, dans ce petit cœur», dit-il avec dépit, surpris de constater que cette femme, épousée pour son exotisme… ne l’a elle-même épousé que pour son argent. Il prétend être soulagé, cependant : «La crainte de la laisser triste avait failli me faire un peu de peine, et j’aime beaucoup mieux que ce mariage finisse en plaisanterie comme il avait commencé», prétend-il. Sa désinvolture sonne faux. A la fois vexé et rassuré par le détachement affectif de la jeune fille, il décrit la façon dont elle affecte «une petite moue de tristesse» alors qu’il s’en va. Aucune effusion. Pas de larme.
Comme pour se consoler, Loti écrit avec une amère dérision : «Allons, petite mousmé, séparons-nous bons amis ; embrassons-nous même, si tu veux. Je t’avais prise pour m’amuser ; tu n’y as peut-être pas très bien réussi, mais tu as donné ce que tu pouvais, ta petite personne, tes révérences et ta petite musique ; somme toute, tu as été assez mignonne, dans ton genre nippon.» L’écrivain, semble-t-il, a mal digéré l’aventure. Pendant la gestation de son œuvre, il écrit d’ailleurs à un ami qu’il écrit un «roman japonais» : «roman sera stupide. Le deviens moi aussi». Le mépris qu’il affiche pour son bibelot humain (autant que pour lui-même, au passage) est déconcertant.
Il faut croire que le mariage «à la japonaise» perturbe les Occidentaux, car ils sont nombreux à décrire par le menu ces unions «d’opérette». «Entre 1867 et 1914, par exemple, près de cent cinquante écrivains et voyageurs rapportèrent des témoignages publiés sur leur séjour nippon. Madame Chrysanthème n’est donc pas une œuvre isolée, même si elle demeure la plus célèbre», explique Alain Quella-Villéger dans une introduction au roman. Le témoignage le plus étonnant concernant l’union libre au Japon se trouve d’ailleurs dans un ouvrage d’anthologie, compilation de récits rapportés par les premiers gaijin (visiteurs étrangers) du XIXe siècle : «Le Voyage au Japon». Il s’agit d’un extrait de correspondance. La lettre est signée par un aristocrate de 28 ans – Emile d’Audiffret – qui, en compagnie de son ami Arson de St Joseph, entreprend un voyage autour du monde. Il arrive à Yokohama le 9 octobre 1878 (3) et s’empresse de découvrir les «mœurs locales» avec l’aide d’un interprète – nommé «Tatzu». Voici son récit :
«Arson est décidé ce soir à entrer dans un de ces intérieurs japonais. En un mot, il veut les voir de près». Avisant au hasard la boutique d’un marchand de soieries, et – dans la pièce attenante – deux «très jolies jeunes filles, occupées à peindre des éventails», Arson s’invite. Loin de s’offusquer, les Japonais chez qui il fait intrusion «se courbent jusqu’à terre devant lui, en prononçant avec empressement des mots de bienvenue. Arson s’assied alors et le plus tranquillement du monde, il leur fait signe de reprendre leurs places. […] «Cha arimasuka ?», demande-t-il. Les deux jeunes filles se lèvent aussitôt, courent dans la pièce voisine et reviennent» avec du thé qu’elles offrent aux étrangers : Emile d’Audiffret se décide à imiter son ami, suivi de l’interprète. Leurs hôtes semblent ravis. «J’aurai donné mille pistoles pour que de Paris vous ayez pu nous voir au milieu de ces Japonais parlants japonais, toute une famille prosternée devant nous, parce que nous étions entrés chez eux sans les connaître !»…
Brusquement, les jeunes filles prennent l’initiative. «Êtes-vous mariés ?», demandent-elles à Arson. «Pendant qu’on nous traduit cette question, les deux muzumés s’approchent et nous regardent d’un petit air mutin. Elles sont vraiment gentilles, ces deux petites Japonaises. […] Tatzu ayant répondu que nous n’étions arrivés que depuis quatre jours, et que nous n’étions point mariés. «Vous devriez nous prendre pour femmes, dirent-elles. Nous irons à Tokio avec vous. Nous resterons avec vous. Depuis qu’on parlait mariage, les parents semblaient prendre un réel intérêt à la conversation. […] Tatzu commença alors une longue conversation avec le paterfamilias».
Les deux hommes négocient longuement sous l’œil des «mousmés» qui ne s’occupent pas plus de leurs hôtes que s’ils n’existaient pas. Elles suivent avec passion le déroulement de la conversation qui aboutit finalement à l’accord suivant : «Les deux jeunes filles seraient nos femmes aux conditions suivantes : D’abord nous les prendrions pour quatre mois au moins. Ceci avait été la plus grande difficulté : le père voulait un an. Puis venait la question de la dot. A cet effet nous verserions d’abord entre les mains du père la somme de cent yens pour chacun de nos femmes. Enfin nous leur donnerions à chacune une pension de cinquante yens par mois tant que nous les garderions. Si plus tard nous voulions faire un arrangement de longue durée, on nous ferait alors un prix de famille.
«Moyennant cela les deux muzumés seraient nos femmes, contrat serait passé et nous les emmènerions où bon nous semblerait. Nous n’avions à notre départ qu’à les renvoyer à leur famille, Quand au choix de la femme, nous aurions naturellement pris chacun celle que nous voulions. Aucune difficulté à ce sujet.» Emile d’Audiffret cependant s’inquiète des conséquences possibles : si son épouse tombait enceinte, à qui reviendrait la charge d’élever l’enfant ? Il demande : «Mais enfin Tatzu et si le ciel bénit notre union ? - Ne vous inquiétez pas de cela, la famille recevra tout ce que vous lui renverrez. C’est prévu. «Pendant que Tatzu nous expliquait cela, une grande discussion s’était élevée entre le père et les deux filles.
«Qu’est-ce donc ?, demanda Arson. – Elles lui reprochent de ne pas avoir imposé l’obligation de leur donner deux beaux obi tous les mois». L’obi est la large ceinture de soie brodée que les femmes portent autour de la taille et qui forme derrière le dos la vaste nœud qui est la suprême élégance des Japonaises. «Dites-leur que si nous les épousons, nous en donnerons quatre«. La réponse met immédiatement fin aux récriminations. Les deux jeunes filles semblent ravies. Il n’y a plus qu’à finaliser l’accord… Mais les Français s’en abstiennent.
«Quelques modestes que fussent les prétentions de cette famille pour nous donner deux jolies petites ménagères, et quelques peu terribles que fussent les chaînes de ce mariage, nous n’avions ni l’un ni l’autre la moindre velléité de convoler. Tatzu nous dit : «Attendez donc. Vous trouverez d’autres épouses aussi jolies et moins chères«. Nous expliquâmes au père que nous allions sérieusement réfléchir et que nous repasserions. Depuis que la question d’intérêt était réglée, nos deux jolies Japonaises étaient revenues à nous plus aimables que jamais, tellement aimables que, grâce à leur costume ouvert de tous côtés et à leurs immenses manches il n’eut tenu qu’à nous de nous assurer jusqu’à une certaine limite de la valeur matérielle de nos futures.»
La lettre s’achève ainsi. On peut comprendre la stupéfaction des Occidentaux lorsqu’ils découvrent qu’au Japon le mariage bourgeois à vie, assorti de serments, n’existe pas… Pas encore. Pas plus que les déclarations d’amour, ni le pathos affectif qui donne au contrat matrimonial l’allure d’un drame existentiel. Lorsque Puccini compose son opéra, en complète contradiction avec les faits, il «corrige» donc la réalité sociale du Japon et ne présente de ce pays qu’une version imaginée, forgée de toutes pièces suivant les standards moraux qui dominent alors le monde prétendument civilisé. C’est le début de la «globalisation». Bienvenue dans le United World of Pinkerton, le monde dans lequel – sous couvert d’universalisme – on veut nous faire pleurer sur des tragédies, soigneusement construites et mises en scène, qui servent de couverture à des intérêts géo-stratégiques souterrains…
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A LIRE : Le Voyage au Japon - Anthologie de textes français 1858-1908, de Patrick Beillevaire. Collection Bouquins, Robert Laffont.
EVENEMENTS :
Opéra «Madama Butterfly». Mise en scène : Bob Wilson. Opéra Bastille, Paris. Jusqu’au 13 octobre.
Exposition «Le Bouddhisme de Madame Butterfly». Musée d’Ethnographie de Genève. Jusqu’au 10 janvier 2016. Plus de renseignements ici.
NOTES
(1) Les relations de Pierre Loti avec celui qu’il présente comme son frère – Yves – étaient probablement homosexuelles.
(2) «Kane veut dire argent, et ce nom lui allait bien», remarque Loti avec rancoeur. De toute évidence, il aurait préféré que son «bibelot» soit la victime d’une illusion sentimentale.
(3) Emile d’Audiffret et son ami quittent le Japon par ce même port le 28 janvier 1879.