Comment aider les vivants à lutter contre la douleur du deuil ? L’industrie des pompes funèbres propose de nombreuses façons de conserver les cendres bien-aimées… Le designer hollandais Mark Sturkenboom est allé un peu plus loin.
En avril 2015, Mark Sturkenboom fait sensation avec 21 grammes, une urne de luxe contenant un godemiché de verre conçu pour accueillir les cendres d’un mort. (21 grammes de cendres, exactement, par allusion au poids de l’âme). L’urne doit permettre «d’ouvrir une fenêtre vers des moments d’amour et d’intimité perdus», dit-il. La clé, en or, se porte autour du cou en pendentif. Il s’agit de la garder sous la main car, ainsi que l’explique Mark Sturkenboom : «21 grammes est une boite-mémoire qui permet aux veuves de se remémorer les plus beaux moments passés avec un être aimé». De cette urne, il n’existe qu’un prototype, présenté au Salon du design de Milan. La presse diffuse l’information comme si la boîte était réellement en vente, comme si la loi pouvait autoriser un tel usage des cendres humaines… Il s’agit d’un coup médiatique bien sûr. Le site du designer est fermé au bout de quelques mois et la boîte ne reste qu’à l’état de projet fou… Fou mais terriblement tentant.
En 1887, dans un chapitre consacré à ce qu’il nomme «l’amour posthume», Alfred Binet – pionnier de la psychologie – explique pourquoi certaines personnes éprouvent le besoin de garder l’autre sous une forme ou sous une autre… Cet amour-là consiste à transformer l’être aimé après sa mort afin de s’en servir comme instrument sexuel ou sensuel, dit-il : «L’amour peut s’attacher, par association d’idées, à des choses inertes et complètement privées d’âme, qui sont incapables de répondre à notre affection». Quoique ces choses soient inanimées, si elles gardent l’empreinte ou la trace du corps disparu, on a toujours l’espoir de pouvoir maintenir le contact, surtout le plus intime. Lorsque Binet publie son livre, il existe alors une coutume, courante au XIXe siècle, de faire mouler le visage des cadavres et de garder chez soi des masques mortuaires, afin de conserver le visage d’une épouse ou d’un époux chéri. A cette époque, il arrive fréquemment que les personnes en deuil se consolent en embrassant des lèvres ou des nez de plâtre.
Alfred Binet évoque aussi ces hommes qui, dans d’autres pays, ou à d’autres époques, font embaumer le corps de leur bien-aimée afin de pouvoir la garder à demeure. Mais il inclut dans sa liste bien d’autres formes étranges de désir post-mortem : il y a des hommes qui gardent, pour la caresser, la chevelure de leur amante. D’autres qui font faire d’elle une reproduction de cire. D’autres encore qui passent leurs nuits en compagnie d’un vêtement synonyme d’une part de son anatomie : ses dessous de soie, ses lingeries, par exemple… Ou des reliques d’un autre genre ? «Supposons un homme qui adore dans le corps de sa femme une partie quelconque qu’il a toujours trouvée plus belle que le reste, par exemple son oreille ou son nez. Eh bien ! l’idée qu’il peut continuer, même après la mort de sa femme, à voir ces objets adorés, qu’il peut les défendre contre la décomposition, qu’il peut même leur communiquer un semblant de vie, cette idée ne lui paraîtra nullement étrange ; elle est logique, au contraire ; car puisqu’il aime un objet matériel, il doit pouvoir, dans une certaine mesure, prolonger l’existence de cet objet. C’est ainsi que nous expliquons ces faits qui ont l’allure d’un conte d’Hoffmann». (Le fétichisme dans l’amour)
A l’époque où Binet évoque, avec compassion, le charme de ces formes inertes qui rappellent les morts auprès des vivants, l’art funéraire est en plein essor : le système des concessions encourage les familles bourgeoises à commander de splendides statues pour orner leurs caveaux : anges, pleureuses, vierges, gisants, couples unis jusque dans l’au-delà… Le développement de ce «mobilier» encourage les citadins à faire des cimetières un lieu de promenade à la mode. Parfois même un lieu de rencontre. Il devient courant de voir des femmes en deuil s’attarder contre des silhouettes de marbre qu’elles caressent, mélancoliquement, et le crêpe de leurs vêtements noirs flotter entre deux statues à la nudité soulignée par un drapé plus que moulant. Spectacle touchant que ces veuves… D’autant plus touchant que leur douleur renvoie – comme par mimétisme – aux visages de statue mutilées, qui perdent en premier la bouche ou le nez… Ce qu’il manque à ces femmes n’en prend que plus intensément la valeur d’une souffrance proche de l’amputation.
A peine trois ans après la sortie du livre d’Alfred Binet, en 1891, Maupassant publie une nouvelle consacrée à ces femmes en noir. La nouvelle s’intitule Les Tombales. C’est l’histoire de cinq amis qui achèvent de dîner, «cinq hommes du monde, mûrs, riches, trois mariés, deux restés garçons» et qui, à la fin du repas, échangent leurs vues sur la vie. «Il m’est arrivé une aventure singulière», commence un des célibataires, Joseph de Bardon. Pressé par ses camarades, le voilà qui raconte : un jour d’automne, s’en allant rêver parmi les allées du cimetière Montparnasse, il rencontre une jeune veuve en larmes, suffocant de douleur sur la dalle encore fraiche d’un capitaine d’infanterie… Elle défaille. Il se précipite. Elle revient à elle. Il la soutient. Pris de pitié pour sa jeunesse meurtrie, l’homme invite la veuve à prendre un remontant, sèche ses larmes, compatit puis… succombe. Ils ont une aventure, à laquelle un cadeau très généreux permet de mettre fin. Joseph de Bardon promet de garder le contact. Paroles en l’air bien sûr.
Un mois plus tard, saisi d’une impulsion subite, il retourne au cimetière dans l’espoir de la revoir et résoudre ce qui reste pour lui une sorte de mystère. Curieusement, la tombe du capitaine est comme abandonnée. Ni fleur, ni personne. Mais au hasard des allées, le héros brusquement croise la jeune femme éplorée, soutenue cette fois par un autre homme. De qui, ce jour là, s’était-elle prétendue la veuve ? Joseph de Bardon la regarde s’éloigner et se questionne : «Sont-elles plusieurs ? Est-ce une profession ? Fait-on le cimetière comme on fait le trottoir ?». Dans cette nouvelle, qui préfigure le sextoy funéraire de Mark Sturkenboom, les cadavres encore frais ne sont guère pour les femmes que les moyens d’obtenir une relation sexuelle.
ILLUSTRATION : Copyright Mark Sturkenboom