Quand un chien agite ses reins contre la jambe d’une dame afin de stimuler ses parties génitales, on dit en anglais qu’il fait du humping. Deux amis artistes pratiquent depuis 2011 cette forme étrange de sexualité qui consiste à se frotter contre des murs, des statues ou des rampes d’escalier.
Le mot humping ne connaît pas d’équivalent en Français : il désigne le mouvement d’un bassin qui ondule lorsqu’une personne essaye de se faire jouir sans l’aide des mains. Au Japon, le humping constitue une catégorie à part entière de la pornographie bizarre. Les vidéos montrent des jeunes femmes aux bras entravés qui essayent désespérément de se faire jouir en stimulant leur clitoris, à travers la culotte, sur des poignées de porte, contre l’angle d’une table ou un montant de lit. Elles se tordent et soupirent, sans parvenir à atteindre l’orgasme, visage crispé de frustration… Tout l’intérêt de ces productions réside dans l’énervement palpable qui s’empare des actrices au fur et à mesure qu’elles s’épuisent en vain.
En 2011, deux danseurs et amis – Dmitry Paranyushkin et Diego Agulló – lancent un projet nommé «Humping Pact» qui consiste à «occuper des espaces et s’y frotter ensemble». Ainsi qu’il l’expliquent sur le site consacré à ce pacte étrange : «Nous partageons la même perversion qui consiste à multiplier nos deux corps nus et les disposer sur toute la surface du décor. Les espaces que nous choisissons pour le humping correspondent eux-mêmes à quelque chose de pervers ou de dysfonctionnel : usines à l’abandon, zones urbaines décaties, installations désaffectées ou détournées de leur usage… Nous mettons nos corps en relation avec ces sites dans le but de libérer le désir en excédent et la tension qui les habitent.» Les deux amis se sont fixés pour «mission» d’investir par le humping toutes sortes de lieux à travers la planète et de filmer ou de photographier chaque performance comme une chorégraphie
La première fois, «c’était pendant une résidence de danse à Essen, explique Diego Agulló. Nous avions pour projet de multiplier notre corps dans l’espace et, pour l’occuper, nous nous sommes mis à nous y frotter… D’abord c’était dans un studio. Ensuite dans une mine de charbon…». L’espace doit être sélectionné avec soin : il faut des lieux ayant perdu leur raison d’être. «S’ils n’ont plus la fonction qu’ils avaient à l’origine, en plus d’être des lieux intrigants ou beaux», le humping prend les dimensions dantesques d’une scène tirée de L’Enfer, car les corps qui s’agitent, multipliés par dizaines, nus et vulnérables, remuent comme s’ils étaient en proie aux souffrances d’une obsession sans issue. Comment jouir dans le Palais de Justice de Bruxelles, par exemple ? Lorsqu’ils simulent l’acte sexuel contre l’escalier monumental encadré par deux colosses de marbre, les danseurs prennent les allures de spectres qui hanteraient un Tribunal des âmes. Ce contre quoi ils se frottent reste insensible. Les paysages désolés qu’ils choisissent pour s’y «disséminer» dégagent une impression de grandeur déchue, parfois même de fin du monde.
L’homme toujours a «le désir de conquérir et l’illusion qu’il se rendra maître de nouveaux territoires», explique Agulló. Mais ses tentatives sont condamnées d’avance. Il veut l’impossible et c’est pourquoi les oeuvres des deux danseurs, subtilement teintées d’ironie, suscitent l’envie de rire d’un rire navré. Elles vont bien au-delà de la potacherie. Elles touchent au coeur même de nos attentes : nous espérons tous, toutes, réaliser une forme de grandeur et que nos voeux soient exaucés. Rencontrer quelqu’un, aimer, être aimé, laisser une trace sur terre… Mais quelle trace peuvent laisser nos pauvres espérances ? A l’échelle des siècles, certainement, ce que nous sommes n’a pas plus d’impact que le frottement d’un corps contre une dalle de béton. Confrontant le spectateur au spectacle pathétique d’une tentative avortée de se faire jouir, les oeuvres d’Agulló et Paranyushkin prennent la valeur de méditations troublantes sur l’impuissance. De toutes leurs forces, ils jettent leurs hanches en avant. Elles remuent dans le vide. Dans les espaces qu’ils prennent d’assaut, où ils s’éreintent littéralement, le décalage entre les désirs et la réalité saute aux yeux de façon pathétique.
Leurs mouvements convulsifs suscitent l’impression d’un aveugle entêtement. Telles sont les créatures qui s’obstinent, jusqu’à l’exténuation, agitant leurs ailes ou leur flagelle contre la surface d’un univers impénétrable. Et pourtant, Diego Agulló prétend qu’il y a de l’espoir malgré tout : «Depuis quatre ans que nous pratiquons le humping, nous avons fini par développer un rapport très différent à nos environnements, un rapport d’intimité à l’espace. Tout devient potentiellement sensible comme si le monde se dévoilait comme une sorte d’épiderme.»
A SAVOIR : Humping Pact était exposé lors du Festival Explicit, organisé par la chercheuse-performeuse Marianne Chargois et le chorégraphe Matthieu Hocquemiller, du 22 au 25 mai 2015 au CND de Montpellier.