A la différence de la violence des hommes (considérée comme naturelle), celle des femmes relève de l’énigme. Pour l’historienne Fanny Bugnon, auteur du livre Les Amazones de la terreur, le cas de Nathalie Ménigon est exemplaire : la presse en a fait une amoureuse de hamster.
A la fin des années 60, «des femmes et des hommes font, aux quatre coins du globe, le choix des armes pour porter les couleurs – la couleur, pourrait-on dire, même si elle connaît des nuances : le rouge – de la révolution. L’implication des femmes constitue justement l’une des caractéristiques majeures de cette violence». Au moment même où le mot «révolutionnaire» devient à la mode, «Pacifisme, tiers-mondisme, anti-impérialisme, critique du capitalisme, féminisme : le suffixe «isme» occupe le devant de la scène de la dynamique protestataire d’une période où changer le monde semble à portée de main, où l’utopie se fait réalité» et où abattre des cibles humaines paraît conforme à l’idée qu’on se fait d’un monde meilleur. Parmi les militantes les plus violentes de cette galaxie de mouvements que sont alors Fraction armée rouge en Allemagne, Action directe en France, ou les Brigades rouges en Italie, l’une d’entre elles retient particulièrement l’attention de la presse en France : Nathalie Ménigon.
Le 17 novembre 1986, accompagnée de Joëlle Aubron, elle exécute le responsable de la régie Renault, Georges Besse. Il a été nommé en 1984 par le gouvernement socialiste pour redresser l’entreprise nationale, «à la faveur d’un plan de restructuration draconien prévoit la suppression de plus de 20 000 employés». Il est abattu devant son domicile parisien à 20h. Le fait que les tueuses soient deux femmes fait l’effet d’un choc immense. Le Figaro titre : «Des tueuses à bout portant». Leur sang-froid interpelle. Elles ne laissent aucune chance à celui dont elles ont décidé la mort. Elles attendent sur le trottoir du Boulevard Edgar-Quinet, patiemment. Lorsque Georges Besse est déposé par son chauffeur de l’autre côté de la chaussée, l’une dit «C’est bon, on y va», se dirige vers lui, tire de très près. Une fois qu’il est tombé, deux coups l’achèvent. Une balle dans la tête, une autre dans le thorax, à trente centimètres. Puis les femmes s’enfuient. Une blonde, une brune. Nathalie Ménigon et Joelle Aubron deviennent «les femmes les plus recherchées de France».
Une tueuse est amoureuseLorsqu’elles comparaissent en 1989 dans le box des accusés, la presse souligne son incompréhension. Le visage détendu des tueuses semble contredire leur acte. «Impossible de voir en Nathalie Ménigon la tueuse du PDG de Renault quand elle sourit nonchalamment à son destin en pouffant sous ses boucles brunes dans le box de la Cour d’assise de Paris», note un journaliste qui assiste au procès. Pour l’historienne Fanny Bugnon, l’insistance avec laquelle les médias soulignent l’aspect féminin des terroristes renforce le sentiment de l’incompréhension. Fanny Bugnon y voit une forme très révélatrice de sexisme. Dans notre société, les femmes sont en effet plutôt considérées comme des victimes. Et lorsqu’elles ne sont pas victimes, on leur cherche des excuses : elles étaient sûrement amoureuses ? Sous l’emprise d’un homme ? Elles bénéficient souvent d’une certaine mansuétude. On les juge moins sévèrement que les hommes. Souvent même, on les juge incapables de faire le mal. Les violences qu’elles exercent ne sont pas répertoriées au titre de violence. «La première manière d’invisibiliser la capacité des femmes à être violentes, et certainement la plus simple, consiste en effet à taire cette violence et à ne pas les nommer, ce qui constitue une manière efficace de réaffirmer la différence sexuelle», résume Fanny Bugnon.
La violence des femmes est transgressive dans les sociétés qui cherchent à renforcer la distinction mâle-femelle. Dans ces sociétés-là, c’est l’homme qui a le monopole de la violence. Voilà pourquoi, lorsque Ménigon est jugée, de très nombreux journalistes insistent sur le fait qu’ils ne comprennent pas ses actes. «Que déduire du soin apporté par Nathalie Ménigon, ancienne salariée de la BNP, à nourrir convenablement ses deux chèvres, ses quatre chats et ses quinze hamsters ?», demande un journaliste, qui met en avant l’aspect tendre, voire maternel, de la tueuse comme s’il y avait là une forme d’aporie. Un autre écrit : «On sent que derrière sa violence déchaînée, cette jeune femme blessée a un cœur».
Aimer les chiens et les hamstersIl ne semble pas incompréhensible qu’un assassin puisse avoir une vie de famille et que les bourreaux puissent aimer les chiens. En revanche, quand il s’agit d’une femme… cela dépasse les limites du croyable. Nathalie Ménigon prend du coup l’aspect d’un monstre. Ses actes deviennent le fruit d’une folie et non pas d’un choix réfléchi, ni d’une prise de position (aussi douteuse soit-elle). Il s’agit de la classer dans la catégorie des folles. «C’était Nathalie la furie !», titre Paris Match au lendemain de sa première arrestation (en septembre 1980). Tout comme les Furies, les Harpies ou les Gorgones de la mythologie gréco-latine, les femmes terroristes sont donc placées du côté de ces figures qui n’appartiennent plus au genre humain. Ou alors elles sont comparées à des amazones, c’est-à-dire «pas vraiment femmes» : les ennemies des hommes sont celles qui s’arrogent le droit de leur ressembler.
Comme pour alimenter, aux yeux du grand public, ce fantasme de la guerre des sexes, les journalistes reprennent sans vraiment vérifier une étrange information. «Les policiers assurent que Nathalie Ménigon donnait des morceaux de la serviette de Georges Besse à manger à ses hamsters» (Libération). L’information, d’abord relayée par des agences de presse, est reprise dans tous les journaux. Partout, les articles publiés le 24 février 1987 racontent que Nathalie Ménigon donnait des lambeaux de la serviette en cuir (volée à la victime) à ronger aux «hamsters qu’elle affectionnait tant»… Il s’avère que c’était une erreur. Un article publié dans Le Monde rétablit les faits : «les confidences policières recueillies par nos confrères précisaient, en réalité, que Nathalie Ménigon avait fabriqué un holster – étui d’arme au poing – avec ladite serviette. Holster, hamster, la consonance des mots et le goût du sensationnel ont fait le reste».
Fanny Bugnon cite l’anecdote, pour le moins croquante, «une anecdote qui illustre de manière saisissante le fantasme de cruauté à l’égard de Nathalie Ménigon», dit-elle. Holster, hamster… «Surprenante méprise phonétique qui alimente les accusations de sadisme et de perversion» portées contre celle que, dans le même temps, on présente comme une petite fille qui «haïssait ses petites copines de l’école Sainte-Marie-Madeleine», alors qu’«à deux ans déjà, elle adorait les lapins». L’historienne fait le parallèle avec Marie-Antoinette (si douce avec les petits moutons, si méchante avec le peuple) puis conclut : «L’imaginaire social mobilisé en cette fin du XXe siècle rappelle celui de temps plus anciens.» Il semble, en vérité, que depuis au moins la Révolution, la femme n’ait pas le droit d’être un meurtrier comme les autres.
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Croquis d’audience représentant une violente altercation entre les leaders du groupe terroriste Action Directe (Jean-Marc Rouillan (à gauche), Nathalie Ménigon (au centre), Joëlle Aubron à droite)) et les gendarmes lors de leur comparution au palais de justice de Paris le 2 mai 1994, après que le juge Yves Jacob eut donné son verdict. Jean Chesnot AFP
À LIRE : Les Amazones de la terreur, de Fanny Bugnon, Payot-Rivages.