Andy Warhol prétend avoir arrêté de faire des films après avoir découvert le cinéma gay de Wakefield Poole. Wakefield Poole est un précurseur du porno. Son oeuvre la plus étrange – Bijou – sera projetée à Lyon, samedi 4 avril, dans le cadre du festival Hallucinations Collectives.
Accident de voiture à New York. Une femme est renversée par une voiture sous les yeux d’un ouvrier de chantier qui ramasse le sac à main de la victime et le glisse sous son blouson. Une fois rentré chez lui, l’ouvrier fouille le sac : un nécessaire à maquillage et un billet pour un spectacle qui a lieu le soir-même… L’homme, déçu, prend le rouge à lèvre, le renifle, le lèche, se masturbe en pensant à la femme puis décide de se rendre au spectacle. «Bijou». A l’adresse indiquée, personne… ou presque. Une guichetière obèse l’accueille sans un mot, tend le doigt vers l’entrée obscure de ce qui pourrait être un club, plongé dans l’obscurité. L’ouvrier avance à l’aveugle et c’est alors que commence le rêve. Telle Alice, le voilà guidé par des phrases qui clignotent : «Enlevez vos chaussures», «Enlevez vos vêtements». Nu comme un mort, il avance à travers des labyrinthes de miroir, qui forment la ronde avec lui, puis s’effacent, à travers des forêts de mains géantes, des paysages psychédéliques de corps géants et des projections scintillantes… Le film déploie, avec une lenteur irréelle, la trame d’un rêve initiatique étrange et baroque. Atmosphère d’apesanteur. Sensation de vide…
Le samedi 4 avril, à Lyon, ce film expérimental de 1972 sera présenté par Eric Peretti, inconditionnel du cinéma Bis, dans le cadre du festival «Hallucinations Collectives» qui commence dès le 31 mars. Le festival – organisé par l’association Zonebis – a pour ambition de faire redécouvrir des perles rares, parmi lesquelles Bijou brille d’un éclat si particulier. «Pour comprendre Bijou, il faut d’abord présenter Wakefield Poole, explique Eric Peretti. Sa première expérience homosexuelle a lieu dans les toilettes d’un cinéma, avec un marin de passage. Il est alors très jeune. Il devient danseur de ballet, puis chorégraphe à succès. Il assure la mise en scène de nombreux spectacles à Broadway, mais aussi pour la télévision américaine. En 1968, il tombe amoureux d’un amant sculptural. Il s’amuse parfois à le filmer avec une petite caméra 16 mm, mais rien de sérieux. Jusqu’au jour où… en 1970, il se rend avec des amis dans un cinéma porno gay qui projette un film médiocre, Highway Hustler. Poole se met en tête de réaliser un porno gay qui ne soit pas dégradant. Il tourne donc sur une plage ensoleillée de Fire Island une première séquence dans laquelle son amant fait l’amour avec un éphèbe qui émerge de l’océan. D’autres scènes sont tournées, ce qui donne naissance au premier film pornographique (gay) chroniqué par le New York Times (plus de 6 mois avant Gorge Profonde !), ouvrant véritablement la voie à ce que l’on nomme maintenant le porno chic».
Le film s’intitule Boys in the Sand («Garçons dans le sable»). Wakefield Poole le signe de son véritable nom. Après Bijou, il réalise un troisième film intitulé Bible. «C’est un film soft dans lequel il reprend trois récit de la bible incriminant des femmes mais pour cette fois les mettre en position de force, offrant une surprenante relecture de l’histoire, le tout sans dialogue et sur de la musique classique…». Après Bible, qui fait un flop, Wakefield Poole fera encore des films mais ces derniers seront de moins en moins intéressants, pour devenir quasiment «anonymes» dans les 80’s (1). Le porno se codifie et perd toute mixité. Homos et hétéros cloisonnent le genre. On ne mélange plus. Plus question pour un gay de se masturber sur une femme, même par tube de rouge à lèvre interposé… Le X «impose progressivement une dictature du physique et des pratiques, pour devenir un genre à tiroirs», explique Eric Peretti qui regrette l’effet de mystère troublant provoqué par la vision, presque fantomatique, de beautés dénudées dans Bijou… La fascination exercée par ce film repose en grande partie sur l’énigme posée par la bisexualité du héros. Est-il à voile ou à vapeur ? Mais cette question, en apparence futile, n’est jamais que le commencement d’une interrogation plus profonde… «A mon sens, le voyage proposé par Bijou à plus à voir avec l’accomplissement de soi qu’avec la découverte d’une orientation sexuelle immuable. Mais, comme le voulait Poole, chacun peut fantasmer sa propre trame. A sa façon, Bijou est donc un moins un film-puzzle dont il faut assembler les éléments pour le comprendre, qu’un test de Rorschach ouvert à toutes les interprétations. Il n’y a pas de mauvaises réponses possibles».
Pour finir, trois questions à Eric Peretti.
Andy Warhol connaissait-il Wakefield Poole ?
Poole a toujours été un grand admirateur du travail de Warhol dont il a d’ailleurs acheté quelques oeuvres. En 1970, armé de sa caméra 16mm, il se rend au Whitney Museum lors de la rétrospective Warhol pour y filmer l’exposition. Son court métrage expérimental fait littéralement fusionner les œuvres de Warhol dans un montage qu’il accompagne de musique classique. Une fois ce film hommage achevé, et baptisé ANDY, il en donnera une copie à Warhol. Il n’a jamais su si ce dernier l’a visionné ou non. Toujours est-il que dans une interview qu’il accordera au New York Times en 1972 (donc après la sortie de BOYS IN THE SAND et de BIJOU) et au cours de laquelle on lui demandera pourquoi il ne réalise plus de films, Warhol répondra : « Après les films de Wakefield Poole, les miens semblent très naïfs et n’ont plus d’utilité ». Pour info, une copie d’ANDY se trouve au Warhol Museum de Pittsburgh. Tout ça pour dire que Poole a vraiment baigné dans l’univers d’Andy Warhol et que son cinéma a certainement pu en être influencé.
Pourquoi faut-il qu’une femme meure pour que le film commence ?
De nombreux films à énigme débutent par la mort d’un personnage. Bijou n’y fait pas exception, mais utilise ce brusque décès non pas pour conduire une enquête policière, mais pour amorcer un voyage initiatique. En se délestant d’entrée du personnage féminin qu’il nous a pourtant fait suivre dans son introduction, le film affirme son appartenance à un genre bien précis, le all male cast. Et pourtant, la femme continue de hanter l’univers du film : c’est elle qui guide notre héros vers le club Bijou et indirectement lui ouvre les portes d’un autre monde. C’est encore cette même femme, ou plutôt son image, qui vient s’incruster au centre d’un kaléidoscope homo-érotique fantasmé juste avant l’accomplissement final du personnage principal…
Pourquoi intituler le film «bijou» ?
Là encore, on en revient au désir de Poole de créer une œuvre qui ne soit pas figée. Mon côté pragmatique d’historien du cinéma me fera dire que le nom Bijou était très usité dans les années 30-40 pour nommer des salles de cinéma. De nombreuses villes américaines possédaient un Bijou Theater, et Wakefield Poole a justement grandi à cette période dans une petite ville… Mais dans un sens plus large et artistique, pourquoi ne pas simplement reconnaître que Bijou est autant une façon de nommer le film que de le qualifier, puisqu’il s’agit d’un véritable joyau.
ZoneBis présente sa 8ème édition du festival Hallucinations Collectives : du 31 mars au 6 avril 2015 au cinéma Comoedia, à Lyon.
Hallucinations Collectives cherche à faire (re)découvrir à un large public tout un pan du cinéma injustement oublié ou méprisé : des films aux qualités réelles, mais qui, sortant des sentiers battus, ont eu du mal à trouver leur place au sein des réseaux de distribution et face à la critique.
NOTES
(1) «Poole tiendra longtemps un magasin d’art à San Francisco et vendra des copies 8mm de ses films pour gagner sa vie. Lorsque les temps seront durs, il passera un diplôme de chef cuisinier et exercera ce métier pour de grandes institutions.» (Source : Eric Peretti)