Auriez-vous imaginé qu’un jour vous pourriez partager vos scores d’endurance au lit avec des centaines d’«amis» sur Facebook ? Le phénomène de partage des données concerne même le sexe. Il est porté par une frange d’obsédés qui pensent intéressant de tout mesurer avec des capteurs. Et de tout transmettre.
Aujourd’hui, les individus disposent des moyens de saisir, stocker, traiter et échanger beaucoup d’informations les concernant, y compris les plus intimes. Ils s’en servent pour discuter ensemble de ce qu’ils vivent, s’échanger des avis, partager des envies. Ce phénomène d’autosurveillance peut atteindre des proportions inouïes : prenez Ben Lipkowitz. Entre le 11 mai 2005 et le 20 décembre 2011, il documente sa vie, heure par heure, via un programme qui transforme en graphique chacune de ses journées. Ben Lipkowitz sait précisément ce qu’il a mangé, ce qu’il a dépensé, avec qui il a parlé, les objets qu’il a achetés, le temps qu’il a passé à nettoyer sa cuisine… Tout le monde peut le savoir aussi. Un autre proclamé bio-hacker, «Mark Carranza, détaille également son existence depuis ses 21 ans, en 1984, via une base de données qui recueille désormais plusieurs millions d’entrées. La plupart de ses pensées et actions sont ainsi documentées» (source : InternetActu).
Les données privées, c’est sexy
Dans une série d’articles consacrés à cette nouvelle tendance, estampillée «datasexuelle», le rédacteur en chef d’InternetActu, Hubert Guillaud, présente ainsi la chose : «Auriez-vous pensé un jour qu’il serait cool de porter autour de votre poignet un bracelet noir affichant vos performances sportives avec des néons lumineux ? Eh bien Nike le pensait.» C’est Nike qui lance – parmi les premiers – un des outils iconiques de cette «urbanité datasexuelle», caractéristique de l’époque : exit le métrosexuel, l’homme urbain obsédé par son apparence. Sa version numérique est bien plus glamour : le datasexuel, c’est l’homme connecté qui enregistre en permanence tous les détails de sa vie même les plus prosaïques ou intimes, persuadé qu’ils intéressent le monde entier. «En fait, plus nombreuses sont les données, plus il les considère comme sexy». Bien sûr, l’histoire de l’autosurveillance ne date pas d’hier.
Peser ses excréments
Ainsi que le raconte Allen Neuringer, dans un manifeste prémonitoire datant du printemps 1981, «l’histoire des expérimentations faites sur soi-même a favorisé, notamment dans les sciences médicales, des avancées majeures. Pendant 30 ans, vers la fin du XVIe siècle, Sanctorius de Padoue se pèse avant et après chaque repas, pèse chaque aliment qu’il ingère et pèse ses excréments, afin […] d’étudier l’énergie utilisée par un organisme vivant.» Pour le psychologue américain Allen Neuringer, le fait que des individus puissent documenter leur vie dans le détail grâce à des outils connectés et relier ces informations à des banques de donnée accessibles aux organismes de recherche est une formidable promesse de rétroaction sur nos comportements individuels. En corrélant nos apports caloriques avec nos résultats de travail, il y aurait certainement moyen d’améliorer nos rendements, dit-il.
Auto examen (d’inconscience)
L’autosurveillance ne date pas d’aujourd’hui, soit. Mais le phénomène est nouveau, parce qu’il repose sur une philosophie (sic) extrêmement inquiétante : plus vous en savez sur vous-même, mieux vous vous portez. Le «savoir», en l’occurrence n’est pas celui qui s’acquiert à force de doute, d’épreuves ou de méditation, non. C’est un savoir quantifié, fragmenté en enregistrements maniaques de données purement matérielles. Le défenseur le plus convaincu de cette idéologie de l’auto examination s’appelle Chris Dancy, directeur de BMC software. Il est constamment relié à au moins trois capteurs différents. «Parfois, cela peut aller jusqu’à cinq, relate le journaliste Klint Finley (1). Ils mesurent son rythme cardiaque, ses phases de sommeil, sa température cutanée, etc. Sa maison en est également remplie. Il y en a même un dans ses toilettes qui lui permet d’établir des corrélations entre ses habitudes hygiéniques et ses cycles de sommeil». Chris Dancy partage ces données avec sa femme, affirmant que cela permet d’optimiser les relations de couple : elle peut «voir» s’il est fatigué ou pas en consultant ses statistiques de sommeil. Il fallait y penser.
Self-tracking : chasse à l’homme
Cette obsession de la mesure porte un nom : self-tracking. En français, le verbe traquer traduit bien la charge d’angoisse que représente le fait de collecter des données sur soi à l’aide de capteurs. S’adonner au self-tracking, avec la volonté d’être plus performant, c’est courir droit à la névrose. Dans un ouvrage intitulé Le Syndrome du bien-être, deux chercheurs – Carl Cederström et André Spicer – dénoncent l’aspect délétère du processus : «Comme Dancy, l’homme et la femme contemporains sont condamnés à passer sans relâche leur vie au crible. Il ne s’agit en aucun cas d’un examen philosophique au sens socratique du terme […]. Pour les adeptes du selftracking, l’examen de soi n’a rien d’une quête métaphysique ou d’une prise de conscience des limites de la condition humaine. Il doit nous permettre d’être mieux adaptés aux lois économiques du marché.» Lorsqu’il chronomètre ses relations sexuelles, par exemple, le self-tracker n’essaye pas d’être plus heureux mais plus «compétitif».
De l’influence des cycles sur les plans-carrières
Le problème avec le self-tracking, c’est que cette quête éperdue de savoir et d’amélioration fait voler en éclats la distinction privé/public. «Dans sa vie privée comme dans sa vie professionnelle (la différence entre les deux étant, selon lui, purement insignifiante)», le self-tracker mesure ses moindres faits et gestes qu’il transforme ensuite en données quantifiables pour se perfectionner… sans faire la part des choses entre ce qui ne concerne que lui et ce qui touche à sa carrière. Tout devient professionnel, y compris ses humeurs ou celles de son épouse. «Dans un article paru dans The Economist, on peut apprendre qu’un banquier d’affaires utilise ces nouvelles technologies pour lutter contre ses troubles du sommeil et devenir «plus détendu et plus alerte au travail». Un autre adepte de la quantification de soi a étendu la récolte de données à l’ensemble de sa famille, enregistrant, entre autres, les cycles menstruels de sa femme».
Tu as été improductif : c’est ta petite appli qui le dit
Comment expliquer cette manie compulsive de vouloir tout enregistrer sur nous-mêmes ? «Pour la plupart des personnes utilisant des outils de self-tracking, cela va bien plus loin que la simple volonté d’améliorer leur hygiène de vie (par exemple en réduisant leur consommation d’alcool ou en allant plus souvent à la salle de sport). Ils se servent de leurs données biométriques pour contrôler tous les aspects de leur vie, privée comme professionnelle, en vue de devenir toujours plus performants et productifs. […] Interviewé par le Financial Times, un entrepreneur assimile le lifelogging, c’est-à-dire l’enregistrement de la vie en continu, à la gestion d’une start-up : «J’ai toujours un œil sur les chiffres pour savoir comment se porte mon entreprise […].» Surveiller sa vie comme s’il s’agissait d’une véritable entreprise correspond à tous points de vue à la mentalité de «l’agent idéal du néolibéralisme».
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CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES. Première partie : «Six applis pour suivre son activité sexuelle» ; deuxième : «Datasexuels, les obsédés de la performance» et dernière partie : La méditation clitoridienne rend-elle heureux ?
A LIRE : Le Syndrome du bien-être, de Carl Cederström et André Spicer, L’Échappée, coll. «Pour en finir avec», 2016. Traduit de l’anglais par Édouard Jacquemoud.
RENCONTRE-DEBAT AVEC LES AUTEURS : jeudi 28 avril 2016, à 19h30. Quilombo Boutique-Librairie : 23 rue Voltaire, Paris. Métro Rue de Boulets, Nation ou Alexandre Dumas.
NOTE (1) Klint Finley, «The Quantified Man: How an Obsolete Tech Guy Rebuilt Himself for the Future», Wired Magazine, 22 février 201.