Qu’est-ce qui coule, blanc, sous l’effet d’une chaleur ? Installée dans le choeur de l’église Notre-Dame des Grâces, dans le canton de Genève (Suisse), une oeuvre d’art intitulée “CandleWatch” invite le visiteur à s’arrêter sur un spectacle étrange et envoutant.
L’œuvre est constituée d’un cierge qui mesure un mètre de long : planté à l’horizontale, il opère un lent mouvement circulaire au-dessus d’une plaque d’ardoise. Trois fois par semaine, le cierge est allumé dans cette église du quartier du Grand-Lancy qui porte le nom sublime de Notre-Dame des Grâces. Il se met à tourner, laissant couler sa cire en gouttes brûlantes qui forment une spirale. L’auteur de l’oeuvre, Vincent Du Bois, explique : «Le cierge brûle en deux heures et vingt minutes. Il trace un cercle de 2 mètres de diamètre, qui va en se rétrécissant .» Deux heures et vingt minutes d’une longue giration… Au fur et à mesure que la flamme le consume, le cierge rétrécit. Le coeur des visiteurs, lui, se dilate.
Brûlures du désir
Ils pensent, ainsi que dit Vincent, «à la semence que les hommes ne peuvent pas s’empêcher de répandre, symboliquement et physiologiquement. Aux paradoxe de la cire raide du cierge et la mollesse de la matière fondue. Au mordant de la flamme et au souffle qui peut l’anéantir. Aux brûlures du désir ou de la torture. Au mouvement imperturbable du temps, à la méditation, au cercles zen des pinceaux, au rythme que l’on ne peut fuir, à la saine monotonie des cycles de la nature. A la représentation non linéaire et non occidentale du temps. A la force du Qi et à l’absence de Dieu. Au cercle toujours car la droite n’est qu’un fragment de courbe. » Ils pensent à tout cela et d’autres choses encore. Par exemple, qu’est-ce qui distingue un cierge d’une bougie ?
De la cire d’abeille pour une lumière sacrée
«J’ai dû me plonger dans la littérature liturgique, afin de tout connaître des cierges , sourit Vincent : les vraies cierges d’église sont faites de cire d’abeilles et de mèches de coton (non pas de parafine et de fils synthétiques). Plus le cierge est pur, plus sa flamme est régulière et bien dessinée, plus les gouttes de cires sont rondes et régulières comme des perles. » Vincent Du Bois est sculpteur de métier. C’est la beauté des sculptures naturelles formées par la cire qui l’intéresse. Pour mettre au point son installation, il a cependant le malheur de tester son prototype avec des bougies de supermarché. D’abord, les spirales ne lui plaisent pas. La lumière non plus. Jusqu’au jour où il se procure des cierges « fabriqués artisanalement en Valais par une famille d’artisans de père en fils ». Fiat Lux . Le voilà enfin capable de calculer correctement la vitesse de son oeuvre.
Tourbillon figé
Le cierge fait une révolution du cadran en trois minutes et quinze secondes (c’est-à-dire qu’il trace un nouveau cercle environ toutes les 3 minutes). Mais, de façon presque subliminale, il opère –tout en tournant– un imperceptible mouvement de rotation sur lui-même (un par minute), afin que la flamme lèche tout le pourtour du pieux de cire. « S’il va plus vite les cercles se chevauchent et on ne lit pas la spirale. S’il va plus lentement le cierge ne dessine pas de jolies gouttes régulières mais lâche des flaques de cire fondue. La qualité de la spirale est un rapport entre le diamètre du cierge (quantité de cire à fondre), la vitesse de révolution de cadran (le tour d’horloge) et la vitesse de rotation sur lui-même (rythme de fonte de la cire). Il semble que pour cette échelle de dispositif, ces rapports sont les meilleurs », explique Vincent qui ne laisse rien au hasard. La fascination exercée par cette oeuvre dérive sans doute de la précision mécanique avec laquelle un cierge écoule sa jouissance comme «à perte», au fil d’un calme et méthodique mouvement d’hélice.
Jouir, dit-il
Bien qu’il soit très lent, CandleWatch donne le vertige. Regarder cette oeuvre, c’est forcément se confronter à la question de savoir ce qu’on laisse derrière soi. Vincent du Bois avoue ressentir la cruauté du «temps qui passe» : « Sa mesure m’angoisse car je le sens filer.» A la question « Pensez-vous qu’il existe un lien entre la mesure du temps et le plaisir ? », il répond : «Non. C’est avec le désir qu’on mesure le temps. Le plaisir, lui, sert à tout stopper. Avec le plaisir, on arrête le temps .» S’il faut en croire Vincent Du Bois, le plaisir permet de créer une suspension. Le désir, lui, va avec l’effet d’attente, quand on regarde sa montre et qu’on brûle… d’impatience. Mais dans les deux cas, il y a un rapport au temps. « Le désir c’est ce qu’il y a avant le temps, le plaisir c’est pendant. Sans l’un et l’autre le temps avance sans nous. » Méditation sur la mémoire, CandleWatch donne à voir les spirales qui se recouvrent comme les générations, vie après vie, par lent dépôts de cire et de fluides organiques, d’abord br^lants puis qui durcissent et deviennent blancs : à la fin, quand les deux heures et les vingt minutes se sont «écoulées», ne reste plus qu’un vertigineux ossuaire en spirale sur l’ardoise. « Il est prévu en fin d’exposition de récupérer et refondre la cire pour en refaire des cierges. Puis recommencer. »
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CandleWatch : l’installation sera visible jusqu’au 31 août, dans le cadre du parcours artistique et philanthropique Heart@Geneva.
Eglise Notre-Dame des Grâces : Avenue des Communes Réunies 5, 1212 Grand-Lancy. Le cierge est allumé : mercredi de 14h à 16h / samedi de 14h à 16h / dimanche de 12h30 à 14h30.
L’Eglise est ouverte: lu-sa, 10h-18h + di, 12h-18h.
«En dehors des heures de consomption du cierge, l’œuvre tourne de 7h du matin à 7h du soir, 7j / 7 car les églises sont toujours ouvertes, fidèles à la tradition du MA où le paysan, le voyageur, le brigand ou le bourgeois venait s’y abriter. La petite Chapelle St François, bâtie sur le cœur de l’église, est éclairée pour l’occasion et l’œuvre est baignée du mélange de sa propre lumière et de taches de couleurs chargeantes, reflets des vitraux sur la cire. Même le cierge consumé, l’œuvre conserve son sens. Le visiteur recompose alors l’énigme, comme face à un vestige où l’on se dit que l’on aurait bien aimé être là au bon moment.» (Vincent Du Bois)