Imaginez une cité où règne la dictature du poids. Les habitantes sont en surcharge pondérale. Les minces sont martyrisées. De cette fable cruelle, l’artiste S.E Otto a fait un livre d’art –“Colossale finesse”– en hommage aux culs, les vrais, les gros.
Et si les femmes sveltes devenaient l’équivalent des chrétiennes massacrées par les Romains ? Dans Colossale finesse –livre d’art dépliant composé de fresques décadentes– voilà les maigres pourchassées, livrées aux arènes ou torturées par des obèses triomphantes. L’oeuvre principale de ce livre s’intitule Adipocratia. «Il s’agit d’un décaptyque de pantomime silhouettée (théâtre d’ombres) antique, inspiré par le Satyricon de Petronius et Die Abenteuer des Prinzen Achmed (Les Aventures du prince Ahmed) de Lotte Reinigeren (1926). J’y ai imaginé une cité vésuvienne en 79 de notre ère, à la veille de sa destruction volcanique, où règne la dictature du poids. Les habitantes (aucun mâle n’y est toléré) partagent leur temps entre beuveries et parties fines, et déploient des trésors d’ingéniosité à martyriser les sveltes, réduites d’ailleurs en esclavage pour cette raison. Les dix tableaux sont émaillés de dialogues, en latin, détournés des épigrammes fleuris, et parfois orduriers, de Martial.»
Les travers du «droit» à la différence
Fasciné par «les rondeurs et les courbes», dont il traque les débordements à travers l’histoire, l’art et la science, l’artiste français Otto –plus connu comme Son Excellence Otto (S.E. Otto)– livre dans le résultat de ses dernières réflexions sur notre société. «Il s’agit d’une fable, vous l’aurez compris. En outrant le contre-pied, j’ai voulu stigmatiser les diktats de la mode et les iniques canons esthétiques actuels, négation absolue du corps authentique. Le propos n’est pas de chanter la gloire d’une “particularité” au détriment d’une autre. On ne revendique pas le droit à une “différence” en contestant le droit à son opposé, c’est absurde. Mais cet angle m’a amusé et il faut parfois savoir radicaliser le propos pour le mieux faire entendre. Je ne fais pas l’apologie du poids prétendument en excès, même s’il correspond à mes affinités esthétiques, je n’en fais pas mystère ; je dis simplement que les femmes sont belles telles qu’elles sont, et non comme elles “devraient être”, si l’on en croit la poignée de jean-foutres et jeanne-foutresses qui a décrété, je ne sais sur quelles bases idiotes, que la femme pesant plus de 45 ou 50 kg n’était pas digne d’attention et, donc, impropre à la séduction.»
Lutter contre l’adipophobie… ?
Son travail en hommage aux corps amples ne vise pas tant à «réhabiliter» les grosses qu’à dénoncer l’aspect absurde d’un système social qui vilipende les individus sur la base de leur ratio muscle/graisse. Otto force le trait bien sûr. Quitte à montrer d’attirantes femmes «d’excès», autant se faire plaisir en les dévoilant sous toutes leurs faces : vues de dos, de dessus, de dessous, ses icônes occupent, littéralement, les pages d’Adipocratia en conquérantes impitoyables. Elles tyrannisent les maigres, se livrent à des orgies de saucisses et de godes, fréquentent les lupanars 100% lesbiens, transforment les moins de 80 kilos en vomitoires et s’adonnent copieusement aux échanges en latin, détournant les proverbes sur un mode loufoque. Adipocratia c’est aussi l’occasion de réviser ses locutions (le latin est traduit en anglais et français). A part manger, jouir et tuer, les habitantes de cette cité hors-norme se vouent au culte d’une déesse aux mensurations fantastiques, surnommée Adipys «toute puissante et toute féconde» : c’est «une déesse à l’image de ses louangeuses, mais en nettement plus “phénoménale”, statut de divinité oblige, explique Otto. Elle incarne la générosité, l’abondance, la richesse.»
… ou dénoncer les ressorts de la domination ordinaire ?
Le fait que les adeptes d’Adypis soient mises en scène comme des tyrans femelles n’a cependant rien d’innocent. Tout système de domination fait reposer son efficace sur un système d’exclusion. Dans Adipocratia les maigres servent de bouc émissaire. «C’est un des principes basiques de tout pouvoir dictatorial, confirme Otto. Définir l’ennemi, voire l’inventer au besoin, donne une direction aux frustrations du peuple, centralise son mécontentement et détourne son attention des vrais problèmes qui l’accablent. La population doit être maintenue dans la peur (de l’autre, du différent, puisqu’il est toujours synonyme de crainte ou de mépris), car la peur interdit le discernement ; c’est fondamental…» Les écrasantes muses d’Otto sont donc ambivalentes. A la fois désirables et effrayantes, belles et monstrueuses, elles incarnent par excellence le pouvoir aliénant des idéologies «de masse» dont leur cul matérialise l’impact. Se faire écraser par elles ? C’est courir le risque d’une mort par étouffement. «Au-delà d’un certain volume fessier, cela devient une réalité, sans parler des risques pour les cervicales». Il est d’ailleurs significatif qu’Otto prône l’usage d’un appareil photo appelé pespectomètre pour faire des auto-portraits pendant un face-sitting. Invention médico-légale du début du XXe siècle, le perspectomètre était employé par la police criminelle. Il a été créé pour prendre des photos de cadavres «vus du ciel», permettant un quadrillage métrique assez précis des scènes de meurtre.
Comment couronner une carrière de philogyne ?
La mort plane sur Adipocratia. L’ouvrage s’achève d’ailleurs sur une magnifique affiche de Son Excellence Otto en statue funèbre : allongé, le visage enfoui sous les fesses d’une muse. Cette affiche intitulée «Jusqu’à la fin» (VSQVE AD FINEM) est un clin d’œil au célèbre gisant Victor Noir du Père Lachaise. Abordant la question des idéologies mortifères «sous un angle inédit», Otto se met donc en scène à la fois comme un amateur de bonne chair et comme un contempteur éclairé des systèmes d’oppression. Tout en chantant la gloire des femmes aux postérieurs sublimes, il souligne avec acuité l’aspect morbide des diktats corporels. Traiter des images du corps, c’est toujours traiter, par ricochet, celles de la société. Raison pour laquelle le mot «Adipocratia» emprunte au grec sa terminaison en kratein («gouverner») qui a donné les mots démocratie, autocratie ou gérontocratie. L’adipocratie est, littéralement, un régime fort dirigé par des femmes de poids. Comme par un fait exprès, le livre Colossale Finesse est imprimé en format affiche de propagande. L’esthétique sombre et sophistiquée de cette dystopie graphique participe d’un discours critique sur les conditionnements dont nous croyons être libérés.
Toute lutte pour la liberté des corps est vaine
Les injonctions contradictoires sont partout, et parfaitement intériorisées, ainsi qu’explique Otto : «Ne nous y trompons pas, le premier ennemi des femmes dans cette lutte (sans fin) pour la liberté de leur corps, sont les femmes elles-mêmes ; voir, entre autre, la presse féminine dont le moindre et timide “dossier rondeurs” (mais sans dépasser la taille 40/42 !) ne peut être contre-battu que par un culpabilisant “dossier régime” quelques pages plus loin.» Pour dénoncer ce «conditionnement», Otto s’appuie sur une esthétique singulière –le «néoclassique funèbre»– inspiré «de l’antique et des arts académiques de la seconde moitié du XIXe siècle» ainsi que des affiches soviétiques ou italiennes de l’entre deux guerres. Mélangeant les styles, Otto revendique un univers grinçant, à la croisée des propagandes publicitaires et militaristes dont il renvoie dos à dos les slogans. «Cet ensemble délicieusement démodé constitue l’avancée la plus conservatrice (et absurde) de la rétro-garde artistique, dont je me targue d’être l’unique représentant. À l’avant-garde, j’opposerais toujours l’arrière.»
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A LIRE : Colossale finesse, de S.E Otto, éditions Timeless, 2018.
EN SAVOIR PLUS : «La sodomie au service de la dictature»
QUI EST SON EXCELLENCE OTTO : «Je suis homme de lettres, tyran et franc-tireur. J’ai fondé le 27 mai 2000 Nova Sodomia (novasodomia.com), la première tyrannie virtuelle, ou crypto-satrapie, afin de donner un ciment cohérent à mes errances politiques, artistiques et voluptueuses. Afin de complaire aux amateurs les plus blasés de saletés et d’âneries littéraires, j’ai signé, à ce jour, trois tomes d’une vaste autobiographie dont j’ignore moi-même l’étendue. En vil conteur d’obscénités poursuivant inlassablement son œuvre de démembrement du (calamiteux) genre érotique, j’y ai exploré tour à tour les aspects les moins efficaces et les plus comiques de la sexualité (Le Foutre de guerre, Tabou 2006), les affres du pouvoir absolu et ses étranges contingences libidineuses (La philosophie dans le devoir, Tabou 2010), et le tourisme sexuel dans une inquiétante invitation au voyage dans le Berlin naufragé des années 20 (Siegfried Follies, Tabou 2016). À ces “élégantes cochonneries”, qui ont laissé les critiques littéraires dans la perplexité, voire dans l’impasse, ce qui n’a de cesse de me réjouir, s’ajoutent deux ouvrages de type pictural : un luxueux livre-univers Une indécence française (Timeless, 2012), important catalogue d’affiches, de photos et d’illustrations retraçant les douze premières années de Nova Sodomia.»