«Le 5 octobre, rejoins plus de 160.000 femmes à travers le monde pour recevoir gratuitement et à distance la Bénédiction Mondiale de l’utérus.» Sur Internet, un nombre croissant de femmes «se connectent» sur le Divin Féminin. Secte ?
«À l’aube des religions, dieu était femme. Vous en souvenez-vous ?» Au sein du mouvement écoféministe, qui rassemble autant d’écoles que le mouvement féministe lui-même, il existe une légende. La légende est la suivante : au début, les femmes qui étaient les égales des hommes accomplissaient les rituels d’une religion «naturelle» dédiée au principe de vie, féminin, symbolisé par les Venus préhistoriques. Puis les hommes instaurèrent une religion du dieu mâle et transcendant. Ils séparèrent un espace sacré, situé dans les cieux, d’un espace naturel situé ici-bas, rendant possible la destruction conjointe de la planète terre et des femmes. Bien évidemment, toutes les écoféministes ne «croient» pas en cette légende, mais toutes s’y réfèrent comme à un récit fondateur de leur mouvement.
Dans Reclaim, la chercheuse Emilie Hache résume : «Il s’agit moins de connaissance savante que de prendre pleinement conscience de la violence et de la misogynie de [notre] culture, pour en sortir, i.e. pour guérir.» Ce récit guérisseur peut prendre beaucoup de formes. Des centaines de femmes s’en sont emparées, brodant sans fin des variations nouvelles autour du thème suivant : avant, les femmes célébraient des cultes à la Déesse jusqu’au jour maudit (il y a 5000 ans) où les patriarches inventèrent une religion patriarcale, remplie de haine pour la femme, qui déroba le sacré du monde… Cette fiction est nécessaire, explique Emilie Hache, car il s’agit pour les femmes de se réapproprier l’Histoire du monde, leur Histoire (1).
La «toile de féminité créée par les utérus de nos ancêtres»
En octobre 2012, une féministe britannique Miranda Gray lance par email à ses abonnées une proposition qu’elle baptise «Bénédiction Mondiale de l’utérus» : il s’agit, seule ou en groupe, de partager l’énergie du Divin Féminin. En 2015, elle raconte : «Je n’avais pas prévu que cela entretiendrait l’ancienne tradition qu’avaient les femmes de se rassembler en groupe afin de célébrer ensemble leur féminité et leur nature cyclique. À présent, je me réjouis de voir que de plus en plus de femmes ressentent la Bénédiction Mondiale comme une opportunité de se connecter les unes aux autres dans des cercles sacrés de femmes ou dans des Tentes Rouges.» Son mouvement s’appuie sur une constellation de 2500 Moon Mothers (Mères Lune), des femmes qui ont suivi la formation que Miranda Gray propose et qui tissent «à travers 130 pays et territoires» un réseau de soutien spirituel à toutes les femmes désirant «reconnecter et restaurer les énergies féminines dans un monde masculin.» La newsletter ajoute qu’il s’agit de se «connecter à la toile de féminité créée par les utérus de nos ancêtres maternelles» afin de «guérir les mémoires de nos Mères, leur héritage, et nous même.»
Méditation pour l’Harmonisation à la Bénédiction de l’Utérus
Pour participer à la bénédiction, il faut s’inscrire et suivre des instructions précises : une longue page détaille les gestes et les prières à réaliser. «Prenez deux petits bols et remplissez-en un d’eau (les Eaux Vives du Graal de l’Utérus), et mettez une petite bougie dans l’autre (la Lumière de la Bénédiction qui va emplir votre utérus). L’énergie de l’harmonisation va aussi bénir l’eau, et vous pourrez la boire à la fin ou la partager avec d’autres. / Posez les bols devant vous. / Mettez une musique qui vous détend. / Amenez votre conscience dans votre utérus / […] Ressentez la connexion d’amour entre la terre, votre utérus et votre cœur», etc. A la première lecture, on ne peut s’empêcher de rire, mais jaune : la femme n’est-elle que son utérus ? Miranda Gray, en tout cas, ne parle de rien d’autre que de cycles, de sang ou de ménopause… Faut-il dénoncer l’essentialisme d’un discours qui réduit la femme au biologique ?
La femme : un utérus sur patte ?
Bien qu’elle ne mentionne jamais le cas particulier de Miranda Gray, Emilie Hache répond : il est bon, dit-elle, que des textes célèbrant «le corps des femmes et le pouvoir lié à leurs seins, leur utérus, affirment un lien positif entre les femmes et la nature ou se réfèrent à la déesse. Qu’est-ce qui s’est passé pour que toute référence au corps, i. e. au corps féminin, soit devenue impossible ? Pour qu’on ne puisse plus dire “j’ai des seins”, “j’ai un vagin”, sans que cela suscite immédiatement des hurlements scandalisés ? Cette impossibilité dit en creux l’extrême violence de cette double naturalisation, de la nature et des femmes, qui nous a fait rejeter et notre corps et le monde vivant.» Allant plus loin dans son analyse, Emilie Hache dénonce l’effet pervers d’une culture qui, à force de dénigrer la femme, a produit chez des milliers de jeunes filles le désir éperdu d’être un garçon manqué, de ne pas grandir, de ne pas voir ses seins pousser, de ne pas avoir des règles…
Lolita-complex : le refus de devenir une femme
Combien de filles sont anorexiques par refus de ce corps (si possible «jeune et joli» de séductrice et de génitrice) à quoi la société les réduit ? De ce point de vue, peut-être, il est intéressant que des femmes réinventent la religion, et tant pis s’il faut en passer par des rituels ridicules, voire abscons (2). Emilie Hache insiste : aussi rétrogrades qu’ils puissent paraître, les rituels sont nécessaires car «Il y a une “connexion naturelle entre un mouvement d’émancipation des femmes et une tradition spirituelle fondée sur la déesse” qui rend aux femmes le droit d’être fortes, puissantes et même dangereuses.» Evidemment, son message ne passe pas toujours très bien. Aux yeux d’une certaine gauche anticléricale, l’écoféminisme fait doublement figure de mouvement douteux : d’une part parce qu’il défend l’écologie (dont les aristocrates, puis les nationalistes, ont fait leur thème d’élection), d’autre part parce qu’il est imbibé d’un néopaganisme aux origines plus que suspectes. «Pour le dire rapidement, face au postulat d’une incompatibilité de principe entre religion et émancipation, la dimension spirituelle de l’écoféminisme ne peut être comprise que comme un retour à l’obscurantisme», résume Emilie Hache.
La Défense de la Terre en odeur de satanisme
Ainsi qu’elle le souligne très justement, il est beaucoup plus facile d’être écoféministe aux USA qu’en France : les Etats-Unis n’ont jamais connu la montée des fascismes, ni les revendications du style «Sol et sang». «Une des principales difficultés lorsque l’on cherche à se réapproprier (reclaim) un lien avec le concept de nature […] tient au fait que [ce concept a été] largement accaparé depuis des décennies, sinon des siècles, par une pensée de droite et abandonné simultanément par la gauche qui n’a pas réussi à les défendre sans donner précisément l’impression de défendre des valeurs réactionnaires.» C’est le problème aussi du végétarisme, qui traîne derrière lui sa mauvaise réputation ou de l’anti-spécisme, né en même temps que les mouvements d’avant-garde artistique dans le climat délétère d’une Europe empoisonnée par l’industrialisation et le nationalisme. Si l’écoféminisme finit malgré tout par faire bouger les mentalités en Europe, ce sera donc presque un miracle, parce que l’histoire nous a échaudé, d’une part, et puis aussi, il faut être honnête, parce que les bénédictions de Miranda Gray font vraiment utérlututu.
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A LIRE : Reclaim, recueil de textes présentés par Emilie Hache, éditions Cambourakis, 2016.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER SUR L’ECOFEMINISME : «L’écoféminisme peut-il sauver la terre?» / «Une bénédiction mondiale de l’utérus?» / A venir : «Pourquoi avons-nous besoin de la grande déesse?»
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NOTES
(1) De façon significative, quand le féminisme apparaît au Japon, un de ses textes fondateurs s’intitule «A l’origine, la femme était le soleil». Par allusion à la déesse du soleil, Amaterasu, dont l’Empereur descend. Ce Manifeste est publié dans le premier numéro de la revue Seitô, en septembre 1911 par la fondatrice du groupe, Hiratuka Raichô (1886-1971).
(2) «Se reconnecter avec ce qui nous rend puissantes passe par la redécouverte du culte de la Déesse pré-indoeuropéen en partie détruit avec l’apparition des grandes religions monothéistes. Toutes les écoféministes ne s’y réfèrent pas, mais ce paradigme culturel est présent partout et est connu de toutes.» (Emilie Hache, Reclaim)