La prostituée est une figure passante et courante à la télévision américaine, tout comme en littérature. Pour des raisons qui tiennent cependant à la représentation du sexe à la télévision aux Etats-Unis, elle ne s’éloigne pas d’une image d’Epinal à frou-frou et au grand cœur, jusqu’à la fin des années 90. Avec les premières séries policières objectivement réalistes, comme New York Police Judiciaire (depuis 1990), elle sort progressivement de l’ombre : être humain sans visage, ravalée au rang de sac à maladies, de victime et de collectionneuse de seringues d’occasion. En grande majorité, les gagneuses du petit écran oscillent entre un constat tragique et une figure caricaturale. Dans quelques séries américaines, cependant, elles s’en émancipent. La question se pose évidemment desquelles, et de leurs points communs.
Le constat est évident : il s’agit de fictions des origines. Que ce soit sur un mode post-apocalyptique dans Jeremiah (2002-2004), guerrier dans Band of Brothers (2001), ou pionnier dans Deadwood (2004-2006), le vivier des prostituées, c’est la boue, le sang et la merde – ce mélange qui achève les anciens mondes et en fertilise de nouveaux. La série la plus intéressante de ce point de vue, c’est évidemment Deadwood, reconstitution virtuose et mensongère des origines d’une petite cité de chercheurs d’or dans le Dakota du Sud. Elle impose en effet la logique suivante à l’activité sociale humaine : d’abord l’argent, ensuite l’alcool et les prostitués. La famille, la loi, le confort sont des objectifs différés. Les besoins essentiels sont ailleurs : le cul, la cuite, les cailloux.
Dans cette série qui détient aujourd’hui le nombre record de « fuck » prononcés à la minute (en fait à peu près toutes les minutes), très esthétisante, profonde et qui ne rencontra pas tout à fait son public, le saloon d’Al Swearengen est le premier lieu de vie et premier lien social de la communauté. A la fois débit de boisson, salle de jeux et bordel. Accessoirement, salle des fêtes, mairie, voire consistoire. Les prostituées y règnent plus ou moins en maîtresses, sous les injonctions gouailleuses de leur maquereau – l’homme le plus puissant de la région. La sexualité tarifée y est considérée comme un service social, une consolation du pauvre et du travailleur, une juste récompense. Why not. Le plus surprenant est ailleurs.
Au fil des trois saisons de la série, en effet, la petite bourgade devient une ville, instaure un système politique, développe des infrastructures et se normalise. On pourrait même dire qu’elle se civilise. Le premier stade de ce développement est capitaliste : il passe par l’explosion du négoce et des activités marchandes, au premier rang desquelles, on retrouve (encore une fois) la prostitution. Un nouveau bordel ouvre en face du premier, plus grand, plus beau, avec des filles plus jolies et en meilleure santé. Puis, c’est au tour d’une maison close tenue par deux femmes, sur un mode plus vicieux, plus luxueux encore, plus escort que pute. L’irruption de la loi commune, par la nomination d’un shérif, ne semble pas du tout un problème. Ni le qu’en-dira-t-on. En revanche, la passe devient plus hypocrite. La fille pas très jolie et en haillons qui se vendait dans un couloir devient une bourgeoise. Le médecin de la ville concède des abonnements aux établissements : il fait sa tournée. On appelle cela le progrès.
Histoire de la naissance d’une communauté dans la douleur et la sauvagerie, Deadwood est aussi celle d’une normalisation progressive. A posteriori cependant, la série valide l’idée que la prostitution est effectivement le plus vieux métier du monde (avec barman, cependant). Elle valide également l’idée (plus problématique) qu’il s’agit d’un service et d’une régulation indispensable à la vie en société. Sans en avoir l’air, elle milite, si l’on veut, et son camp est choisi depuis longtemps. A vrai dire, pour un connaisseur avisé de la conquête de l’Ouest, cela n’a rien de renversant : la prostituée de saloon est en effet une figure imposée et valorisée. Aux origines du monde, quand tout était possible, quand l’homme était à peine plus qu’une bête parmi les bêtes, la prostitution était tout à fait acceptable. C’est en se prenant pour la miniature d’un Dieu étriqué et conservateur qu’il finit par la trouver répugnante.
Qu’il finit par dérober cette activité-là à la sphère publique. Par cacher ce sein que l’on paye.
De l’autre côté de l’histoire américaine – et du spectre de la série – il ne faudrait pas oublier en effet les premiers épisodes d’A la Maison Blanche (1999-2006). Reprenant ici un autre trope, celui de la compulsion sexuelle des hommes politiques – très associé au parlementarisme occidental (une pensée pour Félix Faure et son amie, la « pompe funèbre ») – le nègre du Président des Etats-Unis s’amourache d’une escort girl. Heureusement pour les ligues de vertu, l’honneur est sauf : il ne l’a pas payé, et l’amour est aveugle. En fait, ce n’est pas le sexe qu’il ne faut pas voir, c’est l’argent. Ah oui ? Si, si. Même au pays du libéralisme économique, l’esprit du protestantisme a encore fort à faire. Mais cela va mieux quand on le dit.