Dans quelques jours, j’en serais à six mois de grossesse. Aujourd’hui, impossible de le cacher : j’ai clairement un ballon de basket sous mon pull. Outre le fait qu’il est désormais totalement exclu que je dorme sur le ventre, que ma condition soit aussi visible m’a donné l’occasion de faire quelques expériences sociologiques des plus intéressantes.
Alors que les débats sur le droit à l’IVG battent de nouveau leur plein (à mon très très grand désespoir, mais c’est un autre sujet), je mesure à quel point notre société ne sait pas quoi faire de nous autres, incubateurs. La femme enceinte exerce une espèce d’attraction répulsion qui est à mon avis très représentative du monde dans lequel nous vivons, de ses ambivalences et de ses contradictions.
D’un côté, jamais de ma vie, je ne me suis sentie aussi choyée. J’ai parfaitement conscience que je vis une grossesse ultra-privilégiée : je suis suivie dans un hôpital privé, je n’ai eu à faire qu’à des soignants respectueux et à l’écoute, j’ai les moyens de financer des soins qui ne sont pas pris en charge par la sécu, je bénéficie d’un arrêt maladie sans perdre un centime de revenus, et mon conjoint est un vrai support. Mon bidon est bordé de nouilles, et je savoure chaque jour ma chance. Mes semaines sont rythmées par les rendez-vous médicaux et paramédicaux chez le gynécologue, la sage-femme, le kiné, l’ostéo et j’en passe. Toutes ces personnes me traitent comme si je faisais le job le plus important qui soit, et que j’étais à la fois très précieuse et très fragile. Je ne vous cache pas que c’est finalement plus déroutant qu’agréable. C’est comme si mon ventre était en train de réaliser une prouesse hors du commun, et que j’étais digne d’un Thomas Pesquet. Ce que je fais est effectivement fascinant, mais c’est aussi la chose la plus banale du monde : si personne ne l’avait fait pour vous, vous ne seriez pas là, à lire ma diarrhée verbale.
Pourtant, si mon corps fait aujourd’hui l’objet de toutes les attentions du monde, je m’en suis rarement sentie aussi dépossédée. Déjà, parce qu’il change d’une manière totalement hallucinante. Il est totalement tourné vers sa fonction d’incubateur et mon petit locataire a très largement pris ses aises, déplaçant mes organes, perturbant ma digestion et saccageant mon dos. Mais ça encore, c’est normal et naturel. C’est le principe même d’une grossesse. Ce qui est le plus étrange, c’est le rapport qu’ont les autres avec lui. Il semblerait que le monde entier ait maintenant droit de cité sur lui. Ce que je mange ou ne mange pas, ma manière de me tenir, de m’habiller, de me déplacer : tout est affaire de commentaires qui seraient considérés comme totalement déplacés si je n’étais pas enceinte. Chaque morceau de fromage que je porte à ma bouche précède son lot de commentaires : « quoi ? Mais tu manges du fromage ? Mais il est pasteurisé au moins ? Je connais une femme qui a mangé du fromage enceinte et son fœtus s’est transformé en boule de pus. Moi à ta place je le mangerais pas. »
Chaque coupe de champagne que je refuse, pareil : « oh ça va hein tu peux boire, ça va pas te tuer ! Tu crois que nos grands-mères restaient sobres toute leur grossesse ? Faut arrêter hein, tu sais que t’es pas malade ».
Petit précis à l’usage des gens qui ont toujours un avis éclairé sur ce que devrait faire une femme enceinte : Vous avez du fromage ? Proposez-lui. Soit elle l’accepte, soit elle le refuse. Dans un cas comme dans l’autre, elle n’a pas sollicité votre avis d’expert en nutrition prénatale. Croyez-moi : une femme enceinte qui mange du fromage ou du saucisson sait parfaitement ce qu’elle fait. Inutile de lui demander si elle est immunisée, parce qu’elle s’en souvient très bien : elle subit des prises de sang tous les mois pour ça. Si elle mange du Comté ou de la rosette, c’est qu’elle a décidé qu’elle pouvait, et ce n’est pas quelque chose qui se discute.
Idem pour le Champagne : elle refuse votre coupe de Deutz ? Ne soyez pas vexé. Proposez-lui de l’eau gazeuse ou du jus de goyave. Inutile de lui sortir tout un discours sur l’alcool et sur le fait qu’un verre ne lui fera pas de mal. Dites-vous juste qu’on lui répète 47 fois par jour qu’un verre ne va pas la tuer ou que le simple fait de tremper ses lèvres dans un demi de blonde risque d’avoir des conséquences dramatiques sur la vie qu’elle porte et qu’elle est irresponsable ne serait-ce que de l’envisager. Là encore, la femme enceinte a fait son choix, ce n’est pas à vous de le juger ou d’en discuter (surtout que quand la femme enceinte c’est moi, c’est déjà assez frustrant comme ça de refuser un bon verre, inutile d’en rajouter).
Idem : si une femme enceinte vous demande un café, ne lui répondez jamais ô grand jamais qu’elle n’y a pas le droit. Sauf si vous êtes son cardiologue et que vous êtes en consultation. Sinon, demandez-lui combien de sucres elle prend. Et globalement, arrêtez de considérer la femme enceinte comme une irresponsable en puissance qui n’attends que de pouvoir mettre son bébé en danger pour le plaisir d’un ristretto ou d’un verre de blanc. C’est vraiment déplacé, infantilisant et super humiliant (et ça nous arrive tous les jours tout le temps).
Sans oublier le contact physique. Même si je ne suis pas d’un naturel pudique, j’ai beaucoup de mal avec le fait qu’on me touche : je considère ça comme un acte très intime. Que mon mec palpe mon ventre ne me gêne pas, au contraire. Mais il est le père de l’enfant que je porte, et ma grossesse est la résultante d’un projet de vie qu’on amorce tous les deux. Que mon gynéco y aille non plus ça ne me gène pas : ses gestes sont médicaux et techniques, quelque part c’est son job de me toucher et il le fait pour mon bien et celui du bébé. Par contre, je suis beaucoup plus mal à l’aise avec les mains étrangères qui se posent de plus en plus sur moi, alors que j’ai rien demandé. C’est comme si mon ventre était devenu une sorte de porte-bonheur public et qu’il suffisait de le caresser dans le sens inverse des aiguilles d’une montre pour que le retour de l’être aimé soit possible. Non. Je vous le promets : le seul super pouvoir de mon ventre, c’est de me provoquer constipation et incontinence urinaire.
Si je n’ai qu’un seul conseil à vous donner, c’est de ne jamais, jamais, jamais toucher le ventre d’une femme enceinte. Sauf si cette dernière vous y invite. Et considérez que cette invitation n’est valable qu’une fois, et uniquement pour une poignée de secondes. Vous n’avez pas senti le bébé à ce moment-là ? Tant pis. Ôtez votre main et attendez qu’elle vous y invite à nouveau. Si elle ne le fait pas, vous vous en remettrez, c’est promis.
Enfin, j’ai aussi pu faire l’expérience de la très grosse gène que je pouvais occasionner chez mes semblables. Régulièrement, je prends les transports en commun pour me rendre à mes diverses consultations. Souvent aux heures de pointe. J’ai peut-être tort, mais je n’envisage pas une seconde de demander à qui que soit de me céder sa place. Pourtant, vu l’état de mon dos, rester plus de 10 minutes debout sans bouger peut devenir hyper pénible pour ne pas dire carrément douloureux. Mais je sais pas, j’ai tendance à croire que ma silhouette parle pour elle-même, et que peut être que les personnes qui squattent les places réservées comprendront que j’y suis une chouille plus légitime. Mais non. Pas une fois, pas une seule fois on m’a laissé sa place dans le bus. Pire, quand je rentre dans un tram, les regards se détournent : pas vu pas pris. Une fois, une jeune femme, qui devait avoir 20 ans m’a même délibérément doublé pour prendre la dernière place assise sous mon nez. Quand je me suis plantée devant elle, le ventre bien visible, elle a mis son casque et s’est plongée dans son smartphone. Classe. En fait, la femme enceinte, c’est merveilleux, mais faut pas trop non plus que ça bouscule notre quotidien, et que ça nous empêche d’avoir une place assise dans le métro.
J’en viens donc à mon dernier conseil du jour : si vous voyez une femme enceinte dans le bus, et que vous pouvez tenir debout pour le reste de votre trajet, levez-vous. Si elle a besoin de s’asseoir, elle s’assiéra, sinon bah vous pourrez vous dire que quand même vous êtes vachement bien élevé.
Finalement, je découvre que ma grossesse catalyse beaucoup de choses sur notre rapport aux autres, au corps et à l’espace public. Et ça rejoint énormément toutes les réflexions que de nombreuses féministes ont pu mener sur le consentement. Enceinte, je découvre d’une autre manière comment le corps de la femme est encore trop souvent considéré comme un bien public et totalement déconnecté de toute notion de conscience ou d’individu. La femme continue d’appartenir un peu à tout le monde, un peu comme et quand ça nous arrange. C’était déjà triste de le réaliser en tant que femme, ça l’est encore plus de le réaliser en tant que femme enceinte.