« Sagan avait pris l’habitude de ne pas trop tricher sur ses désirs. Et la fidélité, dans ce seul ordre, n’avait pas cours pour elle, sinon au prix d’un indigne mensonge sur soi. On lui doit, à cet égard, une théorie élégante et scandaleuse selon laquelle on peut aimer deux être à la fois, et les tromper sans scrupules – à condition, toutefois, que l’on des deux vous aime absolument. L’exercice, précise-t-elle, est plaisant : il ou elle – ces « savonnettes sur lesquelles on se frotte » - vous adore ; vous vous sentez désirable, délicieusement adoré, et cela donne le courage, voire l’envie, d’aller faire un tour ailleurs, juste pour s’amuser. En revanche, il est plus difficile de tromper un être qui vous traite mal, qui vous regarde à peine, et dont on doit implorer l’attention. Celui-ci, en effet, dégonfle habilement l’amour que l’on se porte. Et, ce faisant, il vous attache, et vous éteint, et vous transforme en une créature pauvrement ligotée. Conclusion : en amour, on ne peut être fidèle qu’aux amants et amantes qui ne vous aiment pas. Cette morale (pas si inexacte, au fond…), elle en fit grand usage pour elle-même et
pour les héros de ses fictions – qui, ainsi équipés, devinrent des miroirs où nombre de ses contemporains, et des miens, se sont contemplés. J’y ai eu recours, moi aussi, à titre expérimental, et en m’attribuant successivement les deux rôles de cette tragi-comédie. Victime ou bourreau, on reste confondu par sa vérité opérationnelle ; par la simplicité cruelle et prévisible qu’elle déclenche – tandis que, aveuglé par un brouillard affectif, on se croit obligé d’en anoblir la mécanique. »
(La dernière femme, Jean-Paul Enthoven, Grasset, 2006). Je suis absolument d’accord avec Sagan. Il y a celles et ceux qui "trompent" par lassitude ; moi toujours par surcroît de désir dû à mon amant du moment. Plus je me sens désirée par un homme que j’estime, plus l’instinct me pousse à séduire ailleurs, oui : pour « m’amuser », pour jouir de l’assurance délicieuse que me confère ce désir merveilleux soudain dirigé sur moi... Comme un hommage secret à l’amant qui m’offre tant d'assurance, en somme :
regarde, regarde comme la femme que tu baises, d’autres la désirent aussi... (c’est le cercle vertueux de la jouissance, de la confiance et de la séduction, une de mes plus grandes voluptés - j’en ferais le sujet de mon prochain billet). D'autant que très souvent, cela marche bien. Vraiment, je crois qu'il n'y a rien de plus attirant et de plus bandant qu'une femme bien-baisée : les femmes vraiment bien-baisées (tout le monde aura compris que pas une seconde je ne parle de "performance", mais d'estime, d'émerveillement et de respect) rayonnent et attirent.
Récemment, un ancien amant (A., avec qui j’ai habité, il y a fort longtemps) m’écrivait dans un très joli mail : « Je savais bien, en fait j’ai toujours su, que tu ne serais jamais prête pour la fidélité : tu n’es tout simplement pas faite pour ça ». Je n'ai pas démenti…
Bon, Sagan était un électron libre, mais faut-il se passer du couple ?
Sagan discutait souvent avec Sartre. («
(…) leurs déjeuners rituels à la Closerie ou chez Lipp ; leur discrétion amusée quand ils dînent avec leurs compagnons officiels alors qu’ils se sont croisés, l’après-midi, dans un hôtel de passe de la rue Vavin ; leur manie partagée de ne rien posséder et de mépriser l’argent. Sujets de conversation ? La perfidie des crustacés, le suicide, l’Italie, Flaubert, l’amour. Une seule règle : se parler « comme des voyageurs sur le quai d’une gare ». Est-ce lors d’un de ces déjeuners que Sartre comprit qu’il préférait discuter avec cette femme amusante plutôt qu’avec Raymond Aron ? »).
Le postulat de Sartre ?
Le couple tourne forcément en rond (penser au fameux mythe d’Aristophane, les deux moitiés enfin réunies pour former une boule, un cercle lisse…). Même le plus heureux, le plus harmonieux des couples. La fidélité est un confort. La stabilité n’est souvent qu’une « interdépendance frileuse », une peur de l’inconnu – donc de la vie. Dépendance affective, familiale ou financière. Ca tient par tendresse dans le meilleur des cas. Par la force de l’habitude ou par paresse, souvent. Par terreur de la solitude, sinon. Une accoutumance au confort souvent un peu amère, car les gentillesses y sont des habitudes, donc des contraintes, les faveurs sont abandonnées, donc conditionnées. Un couple ça « alourdit », alors que le désir consiste à prendre de l’élan, justement, pour aller partout où la vie (et le vent) nous appellent. On objectera : la tendresse peut régner lumineusement sur les cœurs. Certes… Mais au soir d’une existence sans excès, elle semble souvent bien étrangère à la Vie Extraordinaire, cette tendresse chaste qui jadis nous rassurait, tout au long de ces années qu'on aurait du dévorer à 200 à l'heure (c'est à dire : remplir à ras-bord de grandioses nuits d'amour). Ce qu'on réalise toujours trop tard, évidemment.
Comment concilier les deux ? Pour Sartre : «
On peut s’aimer, se respecter, s’admirer et ne pas rester insensible à ce qui se passe autour de soi. » Les fameuses « amours contingentes »… On peut virevolter, et promettre de rester éternellement fidèle à l’autre (lettre de Sartre à Beauvoir à propos d'une maîtresse :
« (…) il est une chose qui ne change point, ni ne peut changer, c’est que quoi qu’il arrive et quoi que je devienne je le deviendrai avec vous. »). Soutien indéfectible plutôt que fidélité du corps. Sur le papier, que l’idée est belle ! On peut répondre que de l’idéal à la pratique, et le planning si scolaire des maîtresses de Sartre qui n’étaient souvent que des numéros - apparemment d’ailleurs pas spécialement bien baisées (
lire ici mon billet sur Onfray), le mythe s’évanouit. Sartre vantait un belle idée... mais ne pratiquait jamais que "le libertinage le plus bourgeois qui soit", imposant même à Beauvoir de « récupérer » ses maîtresses. Alors oui, il y eut entre eux des petits arrangements avec la réalité (mais quel couple y échappe ?), de grandes passions sensuelles pour elle, de grandes cruautés de sa part à lui (lui-même évoquait une part de sadisme) et la réalité fut moins reluisante que l'idée. Beauvoir parlait de sa « morale de l’ambigüité » - j’aime assez la formule.
Nota : à propos de Beauvoir, sa photo en une du Nouvel Obs publiée en 2008 avait déclenché de vives polémiques : à l’occasion d’un séjour aux USA chez son amant Nelson Algren, elle fut photographiée nue chez et par un autre, Art Shay, sortant de la douche en plein après-midi. Ce qui me donne l'occasion de citer ce livre à lire absolument,
La Femme de Bénédicte Martin : «
Beaucoup n’ont pu admettre que celle qui écrivait à ce moment-là de sa vie Le Deuxième Sexe
, ce livre étendard sur l’émancipation de la femme, puisse à quelques moments de ses journées être sensuelle, sexuelle, salope ou chienne, qu’elle puisse essuyer sa sueur et nettoyer au gant le foutre d’un amant. Mais heureusement pour les femmes, Simone est comme nous toutes, une femelle à facettes. Crament sous sa peau, son turban et ses lourdes lunettes, une débauchée qui comme moi en veut toujours plus. Elle a le feu ordinaire de toutes les femmes. » (
La femme, Bénédicte Martin, 2014).
J’en reviens à la théorie : «
On peut s’aimer, se respecter, s’admirer et ne pas rester insensible à ce qui se passe autour de soi. » : ben oui, évidemment, mais je crois que c’est déjà ce qui se passe pour tous les couples ! Tout le monde le sait bien, au fond, que la fidélité ne tient pas, qu'on s'arrange tous avec le principe, sans forcément cesser d'aimer par ailleurs ! Que le désir s’accommode mal de la promiscuité et de la durée, c’est une évidence que tout le monde partage, les couples mariés, pacsés, libres, libertins ou je ne sais quoi... Que la fidélité soit un pari impossible à tenir, également. Que l’histoire d’amour idyllique contienne en germe une farce assez tragique, aussi. Que beaucoup de femmes qui demandent le divorce, outrées suite à la révélation d'une infidélité, sont en réalité bien contentes de se ruer sur ce prétexte dont elles se contrefoutent, au fond, parce qu'elles voulaient déjà partir par simple ras-le-bol de l'autre... nous le savons aussi... Et alors ? Tous les couples ont leur accord tacite, leurs opportunismes et leurs zones d'ombre plus ou moins assumées. Depuis la nuit des temps on baise ailleurs sans forcément cesser d'aimer (et aujourd'hui les femmes sont enfin libres de le faire autant que les hommes). Alors cessons d'asséner des évidences comme si on réinventait l'humanité, surtout nous les libertins...
[Il en reste que ce que Sartre s'autorisait à lui, il l'autorisait également pleinement à sa compagne - pas si fréquent que cela.]L’immense majorité des hommes parmi mes amis ont – régulièrement ou plus épisodiquement – des maîtresses avec qui ils partagent de jolies choses (parfois, je suis d’ailleurs celle-ci). Je suis absolument persuadée que leurs épouses le savent parfaitement. Et elles aussi, de temps en temps, doivent prendre des amants. C’est ce que me disent les époux : «
elle aurait tort de s’en priver, elle aussi ; elle ne m’en dit rien mais elle doit bien céder à la tentation de temps en temps...». Autrement dit, je ne prétends rien révéler dans mes écrits ici, et surtout rien vanter. Le libertinage est un mode de vie et une vision du désir qui concerne bien moins d’1% de la population je pense – loin de moi l’idée d’en faire la promotion (c’est plutôt le contraire, d’ailleurs). Mais cela ne veut certainement pas dire que les 99% restant s'engluent dans des prisons de fidélité sans issue : les gens sont bien plus intelligents que ce que veulent en croire certains théoriciens autoproclamés du couple, et suffisamment habiles pour fermer les yeux quand il le faut (et c'est très bien)... Me concernant, je respecte tous les choix de mes amis, qui sont aussi intelligents que le mien, puisque ce sont les leurs, non-contraints... J’ai des amis qui se marient, tant mieux pour eux ! Cela me semble une grave folie, mais je m’abstiens de leur dire. Je suis tellement sûre qu’ils le savent, au fond ! Bien sûr que le mariage, c'est-à-dire le sacrement de l’amour, la foi en l’éternité de l’amour, la promesse de fidélité, sont des folies. Mais bon, comme sont des folies la résurrection des morts, l’entrepreneuriat, les rêves, les aventures amoureuses, les romans et même la vie (toutes choses auxquelles je crois, pour ma part)… «
Tout ce qu’il y a de beau, et de poétique, et d’exaltant sur cette terre, [est] une folie. » (Matzneff) Mes amis qui se marient font une folie. Et alors ? Ils seront beaux d’y avoir cru, ne serait-ce qu’un instant, et d’avoir pensé, eux aussi, relever le pari de l’amour éternel qui tient pourtant en échec la totalité de l’humanité depuis la nuit des temps (Roméo et Juliette n'ayant jamais partagé leur quotidien, ils ne peuvent être tenus pour une exception). Et j’aime les actes orgueilleux et désespérés. Je préfère de loin mes amis qui se marient aux libertins blasés et désabusés, pauvres routiers du sexe pathétiques pour qui le désir ne semble plus avoir aucun secret. Les gens que plus rien ne peut enchanter, je m’abstiens de les fréquenter, comme les connards suffisants et les prétentieux, d'ailleurs (qui sont parfois les mêmes personnes, comme c'est curieux ;-)).
Et des prétentieux, il y en a tant et tant dans le "milieu" libertin... Quand je lis parfois certains d'entre eux qui prennent la plume, insupportables de prétention et de vanité, et prétendent apprendre à la France entière comment baiser, jouir et s’épanouir, ça me fait frémir
(oh là là comme j’ai un nom en tête… ce fut ma lecture du week-end dernier). Ils se croient plus avertis que les autres, sous prétexte qu’ils '
pénètrent' plus que la moyenne ? Mais, le savent-ils, au moins ? Le savent-ils que les amants qui vivent dans le secret une passion absolue ont plus de chance d’atteindre le plaisir suprême que les échangistes à la chaîne, les pauvres baiseurs donneurs de leçons d’émancipation et de savoir-jouir (on croit rêver) ? J'espère pour eux que la vie se chargera de les renseigner, tôt ou tard...
(Récemment un homme extraordinaire, entrepreneur et d'un dynamisme qui m'a bluffée m'a proposé un café, pour parler de ce blog. Il me dit : "
Mais alors, tu ne tombes jamais amoureuse en fait ?". Ce à quoi j'ai répondu : "
Je tombe amoureuse tous les 4 matins, et je l'ai sincèrement été de chacun de mes amants..."). Je me demande si ce n'est pas cela, la capacité d'émerveillement... auquel cas, la mienne est intacte (mais bon, après, tomber amoureuse, ça implique quoi ? Avoir très envie de baiser avec lui...)
Nota : aucune des femmes citées ici ne sont mes modèles. Certainement pas Beauvoir, pas non plus Sagan - bien que je considère comme elles qu’il n’est que deux belles choses sur terre : l’amour et la littérature.
Les lignes que consacre Enthoven à Sagan à ce sujet sont absolument sublimes :
«L’amour et la littérature étaient, pour elle, les deux seules activités respectables. Par malchance, les êtres ainsi faits sont, le plus souvent, précipités dans un monde surpeuplé de partenaires requis par d’autres occupations – l’argent, la parade, le compromis. Pour ne pas rester seule, Sagan fut donc obligée de leur ressembler un peu : il lui arriva de bâcler ses livres et ses sentiments ; on la vit aussi s’embarquer vers des individus, ou commettre des pages, qui n’en valaient pas toujours la peine. Mais elle revenait rapidement dans sa circonscription. Plus exigeante. Sans s’excuser de l’incartade. L’amour, la littérature : deux façons de visiter l’absolu – et d’avouer qu’on y croit.» (
La dernière femme, Jean-Paul Enthoven, Grasset, 2006).
Ou encore, et cette vraie question :
« Vers la fin, tout s’est brouillé : son image, ses convictions, ses projets, son sourire. Elle n’avait plus vraiment de rôle dans une société préoccupée par les zones non-fumeurs et les ceintures de sécurité. La souffrance physique, les aigrefins, le fisc tournoyaient au-dessus de son corps friable. Il n’y a plus de soleil dans l’eau froide. Sagan n’est plus que son nom. On l’a enterrée de son vivant, comme son ami Fitzgerald. L’un et l’autre furent aimés pour leur jeunesse jazzy ou existentialiste. L’époque ne leur donna jamais la permission d’être plus vieux que leurs personnages. Elle disait encore : « Malgré l’amour et la maladie, j’ai été heureuse. »Je l’ai vue, pour la dernière fois, avenue Foch, calfeutrée sous les boiseries d’un appartement dont le luxe me fit penser à ces vêtements qu’on loue pour un mariage ou une soirée de gala. Puis il y eut les derniers jours à Equemauville. (…) Sagan s’en va. Elle emporte avec elle tout un remuement de fièvres et d’enthousiasmes. Et nul ne discerne, dans le paysage, celle qui récupérera son panache. » (
La dernière femme, Jean-Paul Enthoven, Grasset, 2006).
Oui, c’est vrai ça, qu’est-il donc devenu, aujourd’hui, le panache de Sagan ? Qui l’a récupéré ?