Sortie en salle depuis le 4 juin, «L’Armée du Salut» retrace la vie d’un jeune adolescent homosexuel dans un quartier pauvre du Maroc. Tout le monde sait, tout le monde se tait. Une réalité dure, une souffrance, transmise par les silences et les non-dits qui accablent et tourmentent le jeune garçon en quête de liberté. Perdu dans une famille qui sait ses penchants, il est surtout entouré de tabous.
Adapté du livre d’Abdellah Taïa, ici dans le rôle du réalisateur, le long-métrage est inspiré largement de son vécu au Maroc, où l’homosexualité reste encore un crime. Sauf que dans la vraie vie, comme le montre les images silencieuses, on tolère sous couvert de mutisme les homosexuels. Abdellah Taïa, aujourd’hui à Paris, nous explique et confie ses impressions sur cette réalité schizophrène.
L’Armée du Salut, une œuvre auto-biographique ?
Je ne me pose pas cette question. Pour moi, ce n’est pas un film auto-biographique. Alors, oui, bien sûr, cet adolescent est une partie de moi, de ce que j’ai vécu. Je me suis inspiré de la réalité, celle que j’ai expérimentée, mais je n’avais pas de désir exhibitionniste pour aller jusqu’à l’autobiographie. Je voulais que ce garçon puisse être n’importe quel adolescent marocain, que les gens du pays puissent s’identifier à lui. Mon désir est que chacun puisse recevoir le film avec sa propre sensibilité. Le sujet principal et le but est de pouvoir parler de l’homosexualité au Maroc, et comment les personnes la vive là-bas.
Dans le film, le héros souffre à cause de ce mutisme familial
C’est donc un acte militant?
C’est le premier film arabe dont le héros est homosexuel, alors oui! Rien que l’existence du film est déjà en soi un acte militant. En plus de cela, je suis moi-même un Magrébin qui parle ouvertement de mon homosexualité sur la scène publique. Mais cela reste un militantisme personnel. Les images peuvent permettre d’échapper à la banalisation de l’homophobie, elles peuvent porter des enjeux importants. M’afficher ainsi est aussi important du point de vue politique, cela fait parler, cela fait réagir le pays. Au Maroc, l’homosexualité est condamnée par l’Etat, mais dans la réalité, il y a une transgression tolérée. Sauf que tout le monde se tait car il n’y a pas d’espace politique ni public pour en parler.
Le film est pourtant dans les non-dits. Est-ce une bonne forme?
J’ai voulu justement montrer cette réalité, cette solitude des individus, en particulier les personnes homosexuelles. Le système politique et social impose aux gens le silence: tout le monde sait, mais personne ne peut en parler. Pourtant, les Marocains sont très bavards. Mais ce n’est pas parce que l’on parle qu’on dit les choses. Là bas, les mots servent à masquer, à banaliser. Cela engendre une violence, une violence silencieuse et aussi parfois physique, car l’Etat marocain ne reconnaît aucune liberté individuelle. Dans le film, le héros souffre à cause de ce mutisme familial même face à la transgression des interdits. Pour se sauver, il n’a d’autre choix que de rompre avec sa famille et son pays pour conquérir sa liberté.
Vous avez vous-même fui vers l’Europe. Est-ce la solution pour les homosexuels du Maroc?
Pour moi, l’Europe avait été à l’époque la solution idéale pour fuir la violence et pouvoir m’épanouir. Il y avait, et il y a toujours, un espace pour parler de l’homosexualité, un espace pour les libertés individuelles. Comme le héros qui étouffe, j’avais besoin de m’émanciper. Maintenant, à Paris, je peux me construire. Mais temps a passé, et je ne conseillerai pas forcément aux jeunes homosexuels de fuir le Maroc. A mon époque, je me disais que j’étais le seul gay du pays. Aujourd’hui, les personnes homosexuelles peuvent communiquer entre elles grâce à internet, se réunir et ne plus se sentir seules, abandonnées. La jeune génération ne pense plus comme moi, l’immigration n’est plus aussi enviée et sexy qu’avant. Les jeunes veulent rester faire évoluer les mentalités et faire bouger les choses. Ce sont eux les héros, ils arrivent à construire quelque chose entre eux.
Les esprits changent alors au Maroc?
Grâce à la sortie de l’isolement, les homosexuels marocains se sont rassemblés pour pouvoir créer un mouvement pour les droits de la communauté LGBT. En 2008 a été fondée l’association Kifkif. Plus récement, il y a deux ans, Aswat, le premier magazine gay a été édité. Oui, les choses bougent au Maroc, les pensées et les idées changent! A un niveau plus élevé, on commence à sentir un changement de mentalité chez les politiciens. Encore récemment, le ministre des Affaires religieuses a cité le Coran pour répondre aux attaques et reproches homophobes d’une députée. Il disait que face à un problème, il faut agir avec raison et ne pas tomber systématiquement dans les attaques injustes. Mais il ne faut pas fermer les yeux pour autant. Même s’il y a du changement important, ce n’est pas encore assez. Il n’y a pas de quoi désespérer, mais cela donne beaucoup d’espoir.
Le film est à l’affiche à Lausanne et à Genève:
- Lausanne: City Club Pully
- Genève: Les Cinémas du Grütli