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Le jour venait à peine de se lever sur Clonmel lorsque la cérémonie a débuté entre les murs crépis d’un centre communautaire de cette petite ville du sud de l’Irlande. Sobres et élégants, Cormac Gollogly et Richard Dowling ont écouté solennellement l’officier d’État civil, avant de laisser échapper un grand éclat de rire à la lecture de ces mots: «En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par la loi de 2015, je vous déclare mari et mari.» C’était le 17 novembre dernier.
En échangeant leurs alliances, achetées quelques semaines plus tôt à Paris, les deux trentenaires sont officiellement devenus le premier couple homosexuel à se marier en Irlande. Ils avaient calé le rendez-vous à 8h30, pour être assurés de sceller leur union dans l’Histoire. Trop tôt pour certains médias, qui les ont contraints à rejouer la scène à trois reprises, avant d’être délogés par la réunion hebdomadaire des Alcooliques anonymes locaux. «C’était une journée très spéciale, à la fois pour nous et pour l’Irlande, raconte Cormac dans un français légèrement rouillé depuis son bref passage sur les bancs d’un lycée de Brest, en Bretagne. Il y avait tellement de journalistes et de photographes que nous avons dû nous retrancher dans une salle d’attente aux murs jaunâtres, en posant le registre sur un chariot de service qui traînait dans un couloir.» Tant pis pour le romantisme.
«Le référendum a encore accéléré le processus. On voit de plus en plus de couples gays se tenir la main dans la rue et personne ne semble y prêter attention. C’est assez nouveau.»
Les Irlandais avaient été six mois auparavant, avec 62 % de «oui», les premiers au monde à adopter le mariage égalitaire par voie référendaire. Presque un miracle dans ce pays de forte tradition catholique, qui n’a dépénalisé l’homosexualité qu’en 1993. «Je ne m’attendais pas à un tel résultat», confirme Richard, originaire de Roscommon, seul comté irlandais à s’être prononcé en faveur du «non». «Mais la société est en train d’évoluer et le référendum a encore accéléré le processus. On voit de plus en plus de couples gays se tenir la main dans la rue et personne ne semble y prêter attention. C’est assez nouveau.»
Un Premier ministre gay
Les bureaux de GLEN (Gay & Lesbian Equality Network) se trouvent à quelques dizaines de mètres des grilles du château de Dublin, où la foule s’était rassemblée, au lendemain du référendum, le 24 mai 2015, pour en célébrer le dénouement. «Ça a été une expérience formidable, pas seulement pour la communauté LBGT, mais pour le pays tout entier, se souvient, presque nostalgique, Tiernan Brady, l’un des responsables de l’association. Le risque était énorme, mais le retentissement n’aurait pas été le même si c’était passé par le parlement ou les tribunaux.» Attablé devant des scones et une tasse de thé brûlante, il confie avoir observé lui aussi «un changement d’attitude radical» au cours des douze derniers mois: «Cela va au-delà du simple scrutin. Imaginez être gay ou lesbienne dans un village de 500 personnes qui a voté «oui». Cela ne veut pas seulement dire qu’elles ont reconnu votre droit à vous marier, mais aussi que vous êtes accepté par la communauté […] Il est presque impossible aujourd’hui d’imaginer comment c’était avant. Même ceux qui ont voté «non» vont finir par voir que leurs craintes n’étaient pas fondées. Le ciel ne leur est pas tombé sur la tête.»
Tiernan Brady s’est rendu dernièrement au Japon et en Australie afin de partager avec d’autres militants LGBT les secrets de la campagne irlandaise pour le mariage égalitaire. Des délégations vietnamienne et taïwanaise lui ont également rendu visite à Dublin, mais ce serait une erreur, selon lui, de faire de l’Irlande un modèle. «Nous n’avons pas trouvé la solution miracle, assure-t-il. Les différences culturelles peuvent être très fortes d’un pays à l’autre. Ce qui a été fait chez nous ne peut pas être reproduit à l’identique ailleurs. Il y a tout de même quelques leçons à en tirer.»
Une bataille a été gagnée l’an dernier, mais la guerre se poursuit, notamment sur le front professionnel. «C’est là que vous passez l’essentiel de votre journée, témoigne Anne-Marie Lillis, responsable de la section LGBT d’un syndicat d’enseignants. Beaucoup d’Irlandais se rendent au travail et cachent encore qui ils sont vraiment, par peur d’être jugés ou de se voir refuser une promotion. Il y a des progrès à faire dans ce domaine.» La lente transformation de la société irlandaise pourrait bientôt connaître une nouvelle étape: l’un des hommes politiques les plus populaires du pays, Leo Varadkar, ouvertement gay, semble promis un jour au poste de Premier ministre.
Marc est protestant et Fergal catholique, mais leur amour leur a fait franchir depuis longtemps les «murs de la paix» qui séparent encore les deux communautés dans certains quartiers de Belfast. Ils manifestent ce jour-là dans les rues de la ville avec sur les épaules un pastiche arc-en-ciel des collerettes traditionnellement arborées par les loyalistes de l’Ordre d’Orange, une organisation très influente en Irlande du Nord.
En couple depuis cinq ans, les deux trentenaires ont prévu l’hiver prochain de célébrer leur union civile. A défaut de mariage. Après le «oui» massif des Irlandais (62%), au mois de mai dernier, lors du référendum sur le mariage pour tous, la région est désormais la seule dans les îles britanniques à ne pas reconnaître ce droit. Question de mentalité. «Il y a quelques minutes à peine, nous étions là, dans la rue, et l’un de nos amis a reçu un coup de poing dans la figure de la part d’un homme plus âgé, témoigne Marc. Si cela peut se passer devant des milliers de personnes, cela peut se passer n’importe où.»
Coorganisatrice de la manifestation, qui a rassemblé près de 20’000 personnes sous un beau soleil de juin, l’association LGBT Rainbow Project occupe un appartement discret dans le centre de Belfast. Une caméra de surveillance enregistre chaque fait et geste à l’entrée du bâtiment. Beaucoup d’homosexuels nord-irlandais sont encore contraints de vivre cachés pour vivre heureux. Le récent référendum en République d’Irlande a fait souffler un vent d’espoir de l’autre côté de la frontière, mais les militants de l’association ne veulent pas de vote populaire.
Unanimité
«Il existe quelques différences notables entre le sud et le nord, explique l’un de ses responsables, Gavin Boyd. Dans le sud, tous les partis politiques étaient derrière le oui. La campagne pour le non était donc plutôt mince et désorganisée. Ce ne serait pas le cas ici. Je pense même que les débats pourraient assez mal tourner. Une victoire du oui n’est pas non plus garantie. Certains sondages montrent qu’une majorité de Nord-Irlandais est en faveur du mariage homosexuel, mais je ne suis pas certain que cela se vérifierait dans les urnes.»
A l’initiative des Républicains du Sinn Féin, le Parlement nord-irlandais s’est déjà prononcé à quatre reprises sur la question depuis 2013. Les Unionistes du DUP y ont à chaque fois opposé leur véto. Seule solution donc: les tribunaux. Un couple marié en Angleterre a récemment demandé à la Cour européenne des Droits de l’homme que son union soit légalement reconnue en Irlande du Nord. La décision pourrait faire jurisprudence.
Dans le bastion loyaliste de Ravenhill, des drapeaux britanniques flottent fièrement au sommet des lampadaires. C’est ici, à l’est de la ville, que se trouvent les locaux de l’Alliance évangélique, un groupe de pression chrétien. Alors que l’Église a perdu de son influence dans le reste de l’île, David Smyth, le numéro deux de la branche nord-irlandaise, rappelle que le sentiment religieux est toujours fort dans la région, qui se remet péniblement de la période des Troubles.
L’affaire du gâteau gay
«Les deux communautés, catholiques et protestantes, placent la famille et le mariage au cœur de la société, assure le lobbyiste. Que l’on soit homosexuel ou hétéro, célibataire ou marié, tout le monde a un rôle important à jouer et tout le monde est égal aux yeux du Seigneur. Mais le mariage occupe une place centrale dans la foi chrétienne. Il faut respecter les particularités locales.» Alors que les grandes villes irlandaises se sont nettement prononcées en faveur du mariage égalitaire, la rue semble effectivement nettement plus partagée dans les artères commerciales du centre-ville de Belfast. «Je n’ai rien contre les homosexuels, ils ne me dérangent pas. Mais ils ne devraient pas être autorisés à se marier. Je suis désolé, mais je ne pense pas que ce soit normal», ne cache pas Steven, les bras couverts de tatouages.
Une boulangerie de la capitale a également beaucoup fait parler d’elle ces derniers mois. Fervent chrétien, le patron, Daniel McArthur, a refusé de confectionner un gâteau portant un message soutenant le mariage pour tous. L’affaire a divisé l’Irlande du Nord et un jeune député du DUP a proposé un amendement, le «conscience clause bill», destiné à permettre aux commerçants de refuser une commande si celle-ci se heurte à leurs convictions religieuses. Le boulanger a finalement été jugé coupable, en mai dernier, de «discrimination sur des critères sexuels» par un tribunal du comté de Belfast. Mais il faudra du temps pour changer durablement les mentalités dans la région. Signe d’espoir: 68% des Nord-Irlandais se sont prononcés en faveur du mariage égalitaire dans un sondage réalisé au début du mois de juillet.
Un néon rouge souligne le comptoir d’un trait lumineux. Derrière les tireuses à bière, deux serveurs brésiliens s’activent en silence. Il est bientôt 16 heures et le Pantibar s’apprête à ouvrir ses portes. On devine au bout de la piste de danse, derrière un rideau noir mal refermé, la petite scène où Panti Bliss se produit chaque samedi. Cette drag queen irlandaise est une institution sur l’île d’Émeraude. «A national fucking treasure», confirme sa bio Twitter, en jouant sur les mots.
Elle a laissé au placard ce jour-là ses talons aiguilles et ses épaisses boucles blondes. Son alter-ego masculin, Rory O’Neill, propriétaire des lieux, nous reçoit dans l’intimité du sous-sol. Yeux bleus perçants, mâchoire carrée, il caresse machinalement la petite chienne assise à ses côtés, Penelope. Fils d’un vétérinaire de campagne, le quadragénaire a grandi au milieu des animaux, à Ballinrobe, un village d’à peine 3000 âmes abandonné aux bourrasques de l’Atlantique. De cette enfance heureuse, aux côtés de ses cinq frères et sœurs, il garde le souvenir de son tout premier voyage à l’étranger.
«C’était en Suisse, un été, entre Lucerne et Berne, raconte-il. J’avais 12 ou 13 ans à l’époque. A notre retour, mes parents m’ont laissé peindre les palissades du jardin avec des scènes de montagne. J’avais également ramené une cloche à vaches, que j’ai accrochée au mouton qui nous servait d’animal de compagnie, dans le jardin. Le bruit m’a accompagné pendant des années.» Et nourrit ses envies d’ailleurs.
Destination: Tokyo
A l’étroit dans un pays où l’homosexualité n’a été dépénalisée qu’en 1993, Rory, comme beaucoup de jeunes gays irlandais, a rapidement mis les voiles sur Londres. Puis Tokyo, qui lui a laissé son nom de scène. «Je m’appelais Letitia à l’origine, comme un autre de mes moutons de compagnie, mais c’était trop compliqué à prononcer pour les Japonais. Je formais alors un duo avec un Américain. On a choisi Candy – Panti, qui claquait davantage.»
Après cinq ans au Japon, la grande blonde au sourire carnassier prévoit de poser ses valises à Paris, via un crochet sur son île. «J’avais quitté, à la fin des années 1980, un pays qui semblait être en récession permanente. Dublin était une ville grise et déprimante. J’ai été surprise de voir à quelle vitesse tout avait changé. C’était au début du boom économique. Je me suis tellement amusée que je suis restée.» Et elle rejette aujourd’hui l’étiquette conservatrice souvent collée à l’Irlande. «Quand je raconte à des étrangers qu’avoir des relations homosexuelles était encore interdit ici en 1992, ils sont choqués, mais il n’y avait pas non plus de descentes de police dans les bars gays.»
Le «Pantigate»
Panti s’est tout de même retrouvée en début d’année au cœur d’une polémique ubuesque. Invitée en prime time, le samedi soir, de l’une des émissions les plus populaires du pays, elle a dénoncé, au détour d’une conversation improvisée avec le présentateur, l’homophobie latente de certains journalistes et hommes politiques. Ces derniers ont immédiatement menacé de porter plainte pour diffamation, mais la télévision publique irlandaise, RTE, leur a versé 85’000 euros (102’000 fr.) d’indemnités afin d’éviter un procès coûteux.
L’affaire, baptisée le «Pantigate» par les médias irlandais, a au moins eu le mérite selon elle de faire avancer le débat sur l’homosexualité dans le pays. Quelques semaines plus tard, la célèbre drag queen était invitée à s’exprimer sur la scène du théâtre national, à Dublin. Haut perchée dans une robe mauve moulante, elle y a délivré un discours aussi drôle que touchant sur l’oppression ressentie au quotidien par les homosexuels irlandais. Les regards en coin aux passages piétons, les insultes et l’homophobie ordinaire à la télévision. La vidéo de son intervention (Panti’s Noble Call) a été visionnée à ce jour plus de 650’000 fois sur YouTube.
«Je ne m’attendais absolument pas à une telle réaction, affirme-t-elle. Ce n’est pas vingt secondes d’un chaton qui tombe dans les escaliers, mais un discours de dix minutes sur l’homophobie… Beaucoup de gens s’y sont identifiés et pas seulement chez les gays. J’ai reçu des messages de femmes, de personnes en fauteuil roulant, qui se sentent en marge de la société.»
Panti Bliss est devenue depuis, presque malgré elle, la voix de la communauté LGBT en Irlande. «Je ne veux pas faire de politique, mais j’ai une grande gueule et je sais me faire entendre.» On devrait s’en rendre compte dans les prochains mois, alors que se profile à l’horizon irlandais un référendum sur le mariage gay, prévu au printemps prochain. «Je donnerai un coup de main, c’est une cause importante.» Mais elle ne veut pas que l’«activiste accidentelle», comme elle se décrit – aussi – dans sa bio Twitter, ne prenne le pas sur l’artiste. «Les gens me prennent parfois trop au sérieux, désormais. Ils s’attendent à voir débouler Gandhi à chaque fois et je dois leur rappeler que je suis également une drag queen. J’ai toujours envie de faire des blagues en dessous de la ceinture.» Peut-être pas sur la télévision publique.