Quelle psychologie toute en finesse que celle de Lee Martin ! Quel suspense ! Et quelle question ! Comment réagirions-nous si notre enfant disparaissait et que nous apprenions le nom du coupable ? Cet été-là est un roman magnifique qui donne à réfléchir sur notre nature humaine.
Que s’est-il passé le soir du 5 juillet, trente ans auparavant ?
Les Mackey, qui possèdent la verrerie de la ville, sont en train de dîner. Autour de la table, ils sont quatre : le père, la mère, Gilley, le grand frère et Katie, la petite sœur. L’aîné est toujours furieux après la benjamine. L’après-midi, Katie est entrée dans sa chambre avec son amie. Les fillettes ont écouté son album et ont fait une rayure sur l’un des morceaux. Alors, pour se venger, pour que sa sœur ait des problèmes avec leur père, Gilley balance qu’elle n’a pas rapporté les livres empruntés à la bibliothèque. Cela fonctionne. Monsieur Mackey pique une crise. Tous les habitants de la ville ont les yeux fixés sur eux, les riches, les nantis. Ils se doivent d’être respectables. Katie bondit de sa chaise et enfourche son vélo rouge. La bibliothèque ferme à sept heures, elle a le temps de rendre les livres.
Gilley la regardera grimper la colline et puis disparaître de sa vue.
Katie portait un short orange et un tee-shirt noir. Elle est partie sans prendre le temps de chausser ses sandales, pieds nus.
Pour dérouler l’enquête, Lee Martin a choisi la structure du roman polyphonique. Trente ans après le drame, quelques-uns des habitants racontent leurs souvenirs : « Raymond R. Wright » et Clare Mains, sa compagne ; Monsieur Dees, le professeur de mathématiques ; Gilley Mackey, le frère aîné de Katie.
Parmi ces personnes, qui a dit la vérité lors de l’enquête ? Qui a menti ? Et aujourd’hui encore, qui manipule qui ?
Au travers des dires des uns et des autres, l’écrivain explore en profondeur le désir, l’amour, le mensonge et la perte. Au fur et à mesure que les langues se délient, des secrets émergent. Dans cette petite ville écrasée par la chaleur estivale, il était des amours interdites et des amours sincères, d’autres étaient des faux-semblants. Katie disparue, un homme, coupable « idéal », sera tué. Ils seront plusieurs à devoir vivre avec cet autre secret.
Sans exagération aucune, avec une poésie qui n’est pas sans rappeler l’univers mélancolique de Saul Leiter, Lee Martin réussit à raconter l’inracontable tout en maintenant un rythme cadencé : le pourquoi et le comment du meurtre d’une fillette de neuf ans.
L’auteur vit dans l’Ohio où il enseigne la littérature. Cet été-là est son premier roman traduit en français.
Extrait choisi (p.13 à 15)
Le soir où c’est arrivé – le 5 juillet – le soleil ne s’est pas couché avant 20h33. J’ai vérifié par la suite l’illustration de la météo en une de l’Evening Register : un visage souriant sur un soleil brillant férocement. Je l’ai fait parce que c’était le cœur de l’été, et je ne pouvais m’empêcher de penser à cette lumière qui n’en finissait pas et à tous ces gens qui étaient sortis pour en profiter ; je les avais vus assis sous les porches buvant des Pepsi et écoutant le Top 50 de WTHO des transistors. Je savais qu’ils riaient en lisant Snoopy et Hi and Lois dans le journal, qu’ils frémissaient en découvrant les aventures de Steve Canyon. Des voitures passaient dans High street – des Trans-Am et des GTO, des Mustang et des Road Runner, des Charger et des Barracuda. Certaines se dirigeant vers le drive-in à l’est de la ville – une double affiche, Un été 42 et Bless the Beats and Children. D’autres se rendraient dans le centre-ville. Des adolescents entraient discrètement dans le drugstore Rexall ou dans le nouveau supermarché Super Foddliner pour acheter un paquet de Marlboro ou de Kool. Des couples déambulaient sur la place centrale, flânant après un dîner à la Coach House ou un steak et une bière fraîche à la Top Hat Inn. Ils faisaient du lèche-vitrine, les femmes admirant les nouvelles bottes qui montaient jusqu’aux genoux chez le chausseur Bogan’s, les lycéennes lorgnant les premières lunettes à monture d’acier chez l’opticien Blank’s, les pantalons à pattes d’éléphant dans la boutique de vêtements pour femmes Helene’s, les bracelets d’amitié et les bagues de fiançailles de la bijouterie Lett’s.
Tant de temps et de possibilités, et pourtant personne ne pouvait empêcher ce qui allait arriver.
Nous n’étions qu’une minuscule ville de l’Indiana, dans la grand plaine au-delà des collines ondoyantes de la forêt Hoosier – une ville qui abritait une verrerie, proche de la White River qui serpentait vers le sud-ouest avant de se jeter dans la Wabash et de s’écouler jusqu’à la rivière Ohio. Ce jour-là, un mercredi, la température avait atteint les trente-quatre degrés, et l’humidité qui s’était installée avait assommé tout le monde. L’air était chargé de l’odeur des fumées des fours de la verrerie, de la puanteur de poisson mort de la rivière, des sons de la vie de tous les jours : glaçons qui s’entrechoquaient dans les verres, pots d’échappement qui produisaient un bruit de ferraille, portes-écrans qui grinçaient, mères qui appelaient leurs enfants pour rentrer à la maison.
Le soir, quand le vent se levait suffisamment pour agiter les feuilles des gigantesques chênes de la place centrale et que la nuit commençait à tomber, l’air se rafraîchissait juste assez pour faire oublier combien la journée avait été torride et implacable. Après des heures passées à travailler à la verrerie ou à la carrière ou la gravière, les gens étaient heureux d’aller à leur propre allure, de prendre leur temps, de laisser l’obscurité approchante et le bruissement de l’air les convaincre qu’il pleuvrait peut-être bientôt et qu’alors la chaleur retomberait. J’étais pour ma part content de rester à la table de ma cuisine, réfléchissant aux problèmes mathématiques que je proposerais le lendemain aux élèves à qui je donnais des cours pendant l’été, dont l’une était Katie Mackey.
Par la suite, certaines personnes se présenteraient à la police en disant qu’elles avaient peut-être des informations à donner. Leur nom apparaîtrait dans la presse – jusqu’à Saint-Louis et Chicago – et serait mentionné dans les chaînes de télévision de Terre-Haute et d’Indianapolis, il figurerait dans les carnets des reporters qui arriveraient en ville, des beaux parleurs venus d’ailleurs avec leurs questions, des journaleux d’Inside Detective et de Police Gazette qui demanderaient comment trouver untel ou untel.
Je n’ai jusqu’à présent jamais réussi à relater cette histoire et le rôle que j’y ai tenu, mais écoutez, je la raconterai en toute honnêteté : un homme ne peut vivre qu’un temps avec une telle chose sans la partager. Mon nom est Henry Dees et j’étais alors enseignant – professeur de mathématiques et tuteur pendant l’été auprès d’enfants tels que Katie, qui en avaient besoin. Je suis désormais un vieil homme, et même si plus de trente années se sont écoulées, je me rappelle encore cet été et ses secrets, la chaleur et la manière qu’avait la lumière de se prolonger le soir comme si elle n’allait jamais partir. Si vous voulez écouter, vous allez devoir me faire confiance. Sinon, refermez ce livre et retournez à votre vie. Je vous préviens : cette histoire est aussi dure à entendre qu’elle l’est pour moi à raconter.
Cet été-là, Lee Martin, Sonatine éditions, 21 €
Titre original : The Bright Forever
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau
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