Jax Miller est née à New York, et vit désormais en Irlande. Les infâmes, son premier roman traduit dans plus de dix langues, paraît aux Etats-Unis et en Angleterre en 2015. Chez nous aussi, quelle chance !
Extrait choisi
Freedom et les pauvres types
Deux semaines plus tôt
Je m’appelle Freedom, et c’est une soirée comme les autres au bar. Il y a une nouvelle fille, une blonde, seize ans peut-être. Elle a encore les yeux plein de couleur ; ça ne fait pas assez longtemps qu’elle bosse. Ça viendra. Elle aurait bien besoin de manger un morceau, de se remplumer un peu. Je sais qu’elle est nouvelle parce qu’elle a les dents blanches, un joli sourire. Dans un mois ou deux, ses gencives seront tachées de débris noirs, et elle n’aura que la peau sur les os. C’est comme ça dans ce métier. Tout ce qu’il y a de beau dans la jeunesse est bousillé par le désir sordide des hommes et l’asservissement à la came. Ainsi va la vie.
Un motard la tire par ses boucles dorées en direction du parking. L’endroit est trop bondé pour que les gens s’en aperçoivent. L’homme se fond parmi le reste des blousons en cuir et des cheveux gras noués en queue de cheval, foule compacte de l’entrée à la sortie du bar. Mais je m’en aperçois, moi. Je la vois. Et elle me voit aussi, le regard voilé par une expression suppliante, une étincelle d’innocence qui pourrait bien survivre si je fais quelque chose. Mais il faut que je le fasse maintenant.
« Occupe-toi du bar », dis-je, sans m’adresser à personne en particulier. Ma propre agilité me surprend quand je bondis par-dessus le comptoir pour m’engouffrer dans la mêlée, poussant, jouant des coudes et des pieds, criant. Je les retrouve au sillage de parfum laissé par la fille. J’arrache le bouchon rouge du Tabasco d’un coup de dent et le recrache. Le motard ne peut pas me voir arriver derrière lui tandis qu’il essaie de quitter le bar ; il fait bien deux têtes de plus que moi. Je verse une bonne dose de sauce piquante au creux de ma main.
Je possède toujours les vêtements que je portais quand on m’a violée. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je suis complètement maso. Je m’appelle Freedom, Liberté, même s’il est rare que je me sente libre. C’est le marché que j’ai passé avec les pauvres types : je n’accepterais le programme de protection qu’à condition de prendre ce nom. Freedom McFly, même s’ils n’ont pas voulu que je garde le McFly. Ça faisait trop Burger King, d’après eux. Trop années quatre-vingt. Putains de pauvres types.
C’est Freedom Oliver, du coup.
J’habite Painter, dans l’Oregon, un patelin noyé sous les déferlantes de sable, de pluie et de meth, où je travaille dans un bar rock appelé le Whammy Bar. Mes habitués sont des gros lards issus des gangs de motards de la côte Ouest comme les Hells Angels, les Free Souls ou les Gypsy Jokers, qui en pincent pour ma solide carcasse tatouée et en profitent pour me mettre la main au panier.
« Viens voir que j’tâte ton p’tit cul. »
« Viens faire un tour sur mon gros engin. »
« Et si je te croquer, l’Olive ? »
Je cache mon dégoût derrière un sourire qui convainc la foule et bombe un peu plus la poitrine ; ça fait rentrer les pourboires, même si ça me donne la chair de poule. Ils me demandent où j’ai pêché mon accent, et je leur réponds Secausus, dans le New Jersey. En fait, c’est celui d’une banlieue pourrie de Long Island, Mastic Beach. Aucune chance que ces péquenauds fassent la différence, de toute façon.
Je défonce mon parapluie au petit matin après la fin de mon service et la fermeture du bar. Je plisse les yeux dans la pluie d’octobre et la fumée d’une Pall Mall. Je vous jure, il a plu tous les jours depuis que je suis née. A ma gauche, attenant au Whammy Bar, se trouve l’Hôtel Painter. L’enseigne en néon grésille sous la pluie, mais à cause de quelques lettres claquées, on lit « Hôtel Pine ». Pas mal trouvé, vu que c’est un de ces motels glauques avec chambres louées à l’heure offrant un toit branlant à quiconque veut se payer une chatte pas chère. Ces dames sont blotties sous l’auvent de la réception pour s’abriter de la pluie, et me crient au revoir. J’agite la main en retour. Boucles d’or n’est pas là. Tant mieux. Les affaires n’ont plus l’air d’aller fort à cette heure-ci.
Merde à ce parapluie, s’il n’a pas envie de fermer. Je le jette par terre avant de grimper dans un vieux break rouillé jusqu’à l’os. J’enlève mon piercing au nez et écrase mon mégot dans un cendrier plein à ras bord.
« Bordel de Dieu ! » je crie, effrayée par un coup sur la vitre. La condensation m’empêche de voir à l’extérieur, alors je baisse la fenêtre d’un centimètre pour tomber sur deux costards-cravates. « Trouducs de pauvres types. » Ils me regardent comme si j’étais cinglée, j’imagine qu’ils s’y attendent. Les gens ont un mal de chien à comprendre ce que je dis la plupart du temps. « Il est pas un peu tard pour vous ? »
- C’est toi qui nous obliges à nous déplacer toutes les deux minutes, rétorque un des hommes.
- C’était un accident, dis-je avec un haussement d’épaules, en descendant de la voiture.
- Essayer d’aveugler quelqu’un au Tabasco, tu appelles ça un accident ?
- Question de sémantique, Gumm, dis-je en jouant avec mon trousseau de clés. Le type maltraitait une des filles, alors je lui ai mis une gifle. Sauf que j’ai mal visé et que je lui ai touché les yeux. C’est vraiment un hasard si on venait de me renverser du Tabasco sur la main une minute plus tôt… De toute façon, il ne va pas porter plainte, alors je suis désolée que vous ayez fait ce trajet depuis Portland pour rien.
- Tu joues avec le feu, dit Howe.
- Le Tabasco n’a jamais rendu personne aveugle. » Je secoue mes cheveux trempés par la pluie. « Ça fait juste un mal de chien et ça empêche de dormir.
- En tout cas, il était assez remonté pour appeler les flics. Tu serais dans une cellule à l’heure qu’il est, si on n’était pas intervenus, dit Gumm.
- Bah, ça lui irait bien, le bandeau de pirate. » Je les emmène dans le pub fermé, remets le courant et attrape trois Budweister. Ils reluquent les bouteilles. « On se détend. Je dirai rien. » je leur promets.
L’éclairage est faible, presque en mode salle d’interrogatoire, au-dessus du comptoir planté au milieu d’un grand parquet vermoulu où trônent quelques tables de billard. L’air est imprégné d’une odeur de tabac froid, incrustée dans les sillons du bois comme une chanson gravée sur un vinyle. La stéréo s’allume au son de Lynyrd Skynyrd. Les marshals Gumm et Howe récupèrent chacun un tabouret retourné sur le bar, puis s’assoient.
« Tu connais le tarif », dit l’agent Gumm, cheveux poivre et sel, moustache en guidon de vélo, bajoues flasques. Il aimerait mieux être ailleurs, ça se voit. Moi aussi, j’aimerais mieux qu’il soit ailleurs. C’est le tribunal qui les envoie. Merde au système. Qu’on en finisse. On remplira les formulaires, j’aurai droit à un sermon. Retiens bien cet avertissement. Ouais, ouais, je le retiens à fond. A côté de Gumm, l’agent Howe, qui parcourt un dossier tiré d’une enveloppe en papier kraft.
« Comment ça va le boulot, Freedom ?
- Je vous répondrais volontiers un truc bien senti, mais je suis trop crevée pour ces conneries, dis-je en essuyant ma veste en cuir avec un torchon. Tapez-moi sur les doigts et on pourra tous rentrer chez nous, d’accord ?
- Je demandais, c’est tout », maugrée Howe, beau gosse d’une petite quarantaine d’années aux cheveux de jais et aux yeux verts. Je me le taperais bien. Si c’était pas un connard fini, je veux dire. Quoique, je ne suis pas sûre que ça m’arrêterait.
« Laissez tomber vos conneries. Vous avez fait tout ce chemin depuis Portland pour me casser les pieds à cause d’une petite bagarre de rien du tout. »
Ils font rouler leurs bouteilles entre leurs paumes. Gumm se sert de sa manche pour essuyer les gouttes de bière sur le bois. Ils se regardent en haussant les sourcils, l’air de se dire : Tu y vas ou j’y vais ?
« Vous allez cracher le morceau, oui ou non ? » Exaspérée, je me hisse sur le bar devant eux. J’enlève leurs enveloppes de sous mes fesses et je m’assois en tailleur, les genoux à hauteur de leurs yeux.
« Freedom, Matthew a été relâché de prison il y a deux jours. Il a fait appel, et il a gagné », déclare Gumm avec un toussotement forcé.
Mais c’est super chouette, dites donc ! Je pose mes coudes sur les genoux, le menton sur les poings. Quelle expression vais-je feindre ? Va pour l’ignorance, comme si je n’avais aucune idée de quel Matthew on parle. Mais je le sais. C’est pour cette raison que je suis un témoin protégé. Relevant du Programme de Traitement et d’Information pour la Protection des Témoins Exceptionnels. PTI-PTE. Pauvres types. Veinarde que je suis, j’ai été libérée sur un non-lieu définitif, ce qui signifie qu’on ne peut pas me juger deux fois pour le même crime. C’est ce qu’on appelle avoir de la chance dans son malheur.
« Et ? » Je ne veux pas qu’ils s’aperçoivent que mon cœur bat la chamade et que je commence à transpirer.
« Pour une période qui reste à déterminer, nous allons renforcer ta protection, déclare Gumm en se penchant vers moi. Un de nos agents passera te voir toutes les semaines. On te conseille de faire profil bas.
- Encore plus bas que dans un bar de motards du trou du cul du monde, vous voulez dire ?
- C’est pas si cher payé pour avoir tué un flic ? Freedom. »
Et revoilà ces regards mauvais et ces rictus que j’ai bien trop l’habitude de voir chez ces types. « Allez, ça ne te coûtera rien de l’avouer une bonne fois pour toutes. Tu ne peux repasser devant le juge, de toute façon. On sait que c’est toi qui l’as fait.
- Bonne chance pour le prouver. Et merci de m’avoir prévenue, espèces d’enfoirés. » J’avale ma bière et pointe la porte du menton. « Gaffe à la pluie quand vous rentrerez de la grande ville. Je voudrais pas que vous mourriez dans un horrible accident. » Je termine ma bouteille. « Ce serait trop moche. »
Ils comprennent le message, au moins. Parfois ils s’incrustent. Parfois pas. Il y a des moments où ils s’attardent exprès, juste pour m’énerver. « Au fait… » Howe se lève de son tabouret, et ferme son manteau. « Je suis obligé de te poser la question. La procédure, tu sais… » Il parle entre ses dents, comme s’il avait des épines plantées dans le cul.
Je lui épargnerai la peine, ne serait-ce que pour qu’ils déguerpissent plus vite. Leurs dossiers se collent à mes bottes mouillées quand je saute du bar. Je récupère les papiers, et les leur rends. « Vous inquiétez pas, je prends toujours mes médocs. » Un beau mensonge. Et je crois qu’ils le savent, mais qu’ils s’en foutent. « Pas la peine de demander. »
Je pense à Matthew, relâché de prison après dix-huit ans ; dix-huit ans de détention qui ont assuré mes dix-huit ans de liberté.
Seule dans mon appart merdique, j’enlève mes vêtements mouillés et sèche mon corps nu sur les coussins d’un canapé en tweed à l’odeur de moisi. Seule, je pleure. Seule, je regarde une vieille photo de mon défunt mari, Mark, unique rescapée d’un incident impliquant un évier et une boite d’allumettes il y a vingt ans. Seule, j’ouvre une bouteille de whisky. Seule, je murmure deux prénoms dans le noir.
« Ethan. »
« Layla. »
Seule. Connards de pauvres types.
Mon avis
« Alcoolique et suicidaire, Freedom Oliver se cache depuis dix-huit ans dans une petite ville de l’Oregon sous la protection du FBI ». Si vous vous arrêtez à ces deux lignes de résumé ou au bandeau racoleur « Je m’appelle Freedom et j’ai tué ma fille », vous risquez de passer à côté d’un roman coup de poing.
Je vous l’accorde, le décor façon film d’action américain est planté : des flics gros bourrins, des fanatiques religieux dont le gourou est un vrai sadique, les dégénérés de sa belle-famille et au milieu, Freedom qui crève d’avoir abandonné ses deux mômes.
Oubliez vos aprioris et laissez-vous emmener dans cette course-poursuite effrénée ! Jax Miller a le don de filmer l’histoire qu’elle vous raconte. L’écriture est très visuelle et le rythme rapide. Quant à l’intrigue, elle est beaucoup plus complexe que la 4ème de couverture le laisse supposer.
Alors, deux noms à retenir : Freedom Oliver et Jax Miller !
Les infâmes, Jax Miller, éditions Ombres Noires 352 pages 21 €
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire-Marie Clévy