Delphine Bertholon est l’auteur de Twist, L’Effet Larsen, du très remarqué Grâce et, plus récemment, du Soleil à mes pieds, tous parus chez Lattès.
EXTRAIT CHOISIS
QUINZE ANS
Elle souriait, sifflotait même, peut-être - une chanson entendue à la radio juste avant de partir, de quitter la maison, heureuse de s’en aller, comme une grande : elle avait rarement le droit de sortir le soir, c’était exceptionnel. Mais il faisait jour encore, l’air était tiède et l’école finie. Dans deux mois, évidemment, on en reparlerait (le lycée, le changement), mais pour l’heure, c’était bel et bien terminé. Précisément, elle allait fêter cela, chez Amélie, qui avait une grande maison et des parents absents, artistes voyageurs - mais chut, c’était secret, un secret bien gardé.
Elle marchait, portait un jean, un 501 brut comme toutes les filles de son âge, de cette époque, de cette ville. Une blouse en coton lâche, verte probablement - elle adorait le vert. Des ballerines, ou des nu-pieds ; pas de talons, sûr et certain. Elle était petite - de petite taille - mais sa mère la trouvait trop jeune pour porter des talons, les talons étaient des accessoires de femme, d’adulte, aguicheurs et bruyants. Tout de même, elle s’était maquillée, en douce dans l’ascenseur (pas beaucoup, juste un nuage de blush et une pointe de noir sur les cils trop pâles), et elle marchait heureuse dans la ruelle déserte, libre et insouciante - elle trottait. La rue portait un nom d’oiseau. Elle la connaissait bien, mille fois empruntée, à deux pas de chez elle, à deux pas du collège, petite rue bien tranquille.
Sur l’instant, elle n’a pas compris.
Il fallut à son cerveau un temps d’adaptation - une fraction de seconde, sans doute, mais l’adaptation sembla durer mille ans.
- Ne bouge pas, ne crie pas. Ou je te crève.
La voix avait précédé la sensation, le contact glacé de la lame sur son cou, sur sa peau nue. Elle s’immobilisa, réflexe, au milieu du trottoir. La présence derrière elle, immense, lui faisait de l’ombre. Comme un pin parasol, pensa-t-elle. Un pin avec une arme.
[...]
TRENTE ANS
[...]
Nous étions descendus à l’accueil, où siégeait la machine. C’était un vaste hall circulaire ultramoderne, verre et béton ciré, rendu censément chaleureux par des fauteuils aux courbes féminines, couverts de nubuck rouge, moiré de velours. Ces fauteuils, je ne les aimais pas, mais alors, pas du tout. Ils me faisaient penser à des sexes ouverts aux lèvres trop charnues, reflets bleutés de viande, mais j’imagine que c’était précisément cela qu’il fallait évoquer à ceux qui venaient ici - un avant-goût, une promesse. Ces louables efforts me semblaient abusifs : la Clinique en soi était peu fréquentée, la plupart des clients commandaient discrètement sur le site Internet.
Roland insista pour m’inviter, « Si, si, ça me fait plaisir », glissa une à une dans la fente des pièces de vingt cents, qui brillaient dorées dans le soleil du matin. Je saisis le gobelet qu’il me tendait, fumant et mou. Je soufflai dessus, le passai d’une main à l’autre pour ne pas me brûler - et Rolland souriait d’un air désolé en me regardant faire. Comme d’habitude, je jouais la comédie : je voyais à la fumée que le café était trop chaud mais, sous mes paumes gantées d’invisible, il ne se passait rien - ni douleur ni chaleur.
MON AVIS
Les corps inutiles est un roman à deux voix, celle d’une adolescente de quinze ans aux longs cheveux roux qui est agressée sexuellement par un homme aux yeux bleus, « opaque et froid » et celle d’une jeune femme de trente ans à la coiffure d’Uma Thurman (« pour ressembler à quelqu’un d’autre ») qui joue la comédie au peu de personnes qu’elle fréquente encore.
Pour qui suit Delphine Bertholon, Les corps inutiles se rapproche du thème de Twist - l’enfermement -, à ceci près qu’ici, Clémence Blisson, peu à peu, s’emprisonne dans son corps et dans sa vie. Elle peut encore bouger, entendre et voir mais ne possède plus les sensations du toucher ni ne ressent de douleur.
Delphine Bertholon analyse finement les réactions, les ressentis, les possibles, les impossibles et les blocages de cette fille face à son entourage : adolescente, Clémence se tait par peur de ne pas être crue par ses parents trop aimant et trop à cheval sur « leurs fichues précautions » (Ce qui s’est passé est sa faute. D’ailleurs, l’agresseur le lui a asséné : elle ne demandait que ça) ; jeune femme, sa vie est devenue une vraie mascarade dans laquelle elle excelle au point de tromper ses parents et sa sœur chérie.
Page après page, l’écrivain narre la vie par procuration de Clémence la sauvage devenue maquilleuse de « corps inutiles » (quelle métaphore ironique !) pas si inutiles que cela : des poupées de luxe pour hommes seuls en manque d’amour. Tous les 29 de chaque mois, elle lève un inconnu dans un bar, histoire de vérifier si son corps fonctionne à nouveau. Jusqu’au jour où elle rencontre un élagueur (nouvelle belle métaphore !).
On ne connaîtra pas le nom d’oiseau de la rue où l’agression a eu lieu, comme pour le reste, Clémence le garde secret.
Avec maestria, Delphine Bertholon explore une nouvelle fois le monde complexe d’une adolescence bien loin des bombasses sucrées et autres jeux à risques des médias. Pour preuve, son personnage principal a, à l’origine, les cheveux roux, les yeux David Bowie et visionnera plusieurs fois un des meilleurs films d’Abel Ferrara, L’ange de la vengeance.
Dialogues ciselés, scénario maîtrisé, personnages « secondaires » hors du commun (le policier hors normes, le voisin simple d’esprit, l’élagueur), Les corps inutiles est un roman sensible et violent, comme je les aime. Un grand BRAVO, madame Bertholon !
A acheter dans une librairie indépendante, à offrir, mais surtout A LIRE !
Les corps inutiles, Delphine Bertholon, Editions JC Lattès 300 pages 19 €
Photographie de couverture de Anka Zhuravleva