Delphine Bertholon est aussi l’auteur de Twist, de L’effet Larsen et de Grâce.
Extrait choisi
[...]
Il pleut. Il pleut depuis des jours. Elle ne se rappelle même plus la dernière fois qu’il a fait sec ; on dirait la mousson, du mauvais côté de la Terre. Dehors, les trottoirs rutilent comme si jamais personne ne les avait foulés.
Quand la grande restait avec Maman durant le grand sommeil, la petit briquait/lavait/rangeait, une vraie fée du logis (du moins, croyait-elle - elle ne se servait de rien sauf de la balayette, ce n’était pas brillant…). Enfin, le ménage, c’était au début. Quand a-t-elle cessé de jouer les maîtresses de maison, elle ne sait plus très bien. A quatre ans, on n’a pas la notion du temps.
Aujourd’hui, la notion du temps tourne à l’obsession. L’affreux n’est pas qu’il passe mais qu’il ne passe pas, il se loge dans la gorge comme un noyau de pêche jusqu’à vous étouffer. Lingette antiseptique, spray anticalcaire, lotion javellisée - on l’assassine tant qu’on peut à s’en rougir les mains mais il est toujours là, sablier de gravats, plein en haut, vide en bas, avec en son milieu un larynx étranglé.
Au cinéma, le métro roulait juste au-dessus de la salle et les murs résonnaient en Dolby Stéréo. Elle s’est demandé ce qu’il arriverait si, tout à coup, le plafond s’écroulait. Impact au troisième rang. Elle a rêvé cette tragédie et vu le wagon compressé dans les fauteuils de velours rouge, le sang noir, les membres arrachés, elle a vu sa sœur en uniforme de secouriste se délecter là au milieu, la grande ramasser un par un les morceaux de la petite comme des champignons, sous le ciel déchiré des étoiles électriques.
Elle en a rêvé tant et tant qu’elle n’a même pas su de quoi le film parlait.
Maintenant elle marche, protégée par la toile d’un parapluie imprimé camouflage ; elle n’a pas fait exprès, c’était le moins cher au bazar d’à-côté. Il se retourne sans cesse à cause des bourrasques, elle se bat contre lui à chaque carrefour.
Au pied d’un immeuble posé de traviole à un angle de rue, un fourgon est garé, toutes portières ouvertes, gyrophare hurlant. On transporte un vieillard sur une civière. Elle jette un œil réflexe, mais passe vite son chemin. Ce n’est pas son domaine, les débris d’existence.
C’est le domaine de la grande.
Le soir venu, leur mère déclarait : Ma grande, aide la petite à mettre la table. Question taille pourtant, elles ne valaient guère mieux l’une que l’autre. Aujourd’hui, la petite est la plus grande des deux. Grande, très grande. Dans la rue, on lui proposait même d’être prise en photo, mais ça fait belle lurette qu’on ne l’aborde plus.
La grande, elle, est minuscule. Dodue et minuscule et toujours en noir, le visage rond, le cheveu sombre, un instrument à vent faisant office de nez, à renifler sans cesse comme une sorte de tapir. Une fois, la petite lui a rendu visite ; elle n’ira plus jamais. La grande est obsédée et conserve tout ce qu’elle trouve : elle fait les poubelles, vole les morts, fouille les décharges, rackette les sans-abri. Chez la grande, tout est sale et cassé et amoncelé, un peu comme une brocante dans un asile de fous.
La petite se dit souvent qu’elle finira là-bas en pièces détachées, amoncelée au milieu du reste.
Résumé
Deux sœurs, la grande et la petite, emberlificotés dans un secret qui les lient depuis 18 ans. Elles ont 24 et 22 ans…
Mon avis
Quand tout semble écrit, tout peut encore changer.
Du grand Berthelon, redoutable et efficace même si ce roman-ci est très légèrement en dessous de Grâce, son précédent.
Le soleil à mes pieds, Delphine Bertholon, éditions JC Lattès 16 €
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