En 1995, Fares el-Dahdah, professeur d’architecture aux Etats-Unis, publie un article pionnier sur «l’architecture amoureuse» : il y a des maisons qu’on fait bâtir comme des attrape-coeurs, explique-t-il. Elles sont conçues pour susciter des émotions. Pour séduire. Pour subjuguer.
Ce ne sont pas des maisons mais des labyrinthes. A l’intérieur, l’amour attend. Dans un article consacré à la maison la plus célèbre de l’histoire des maisons amoureuses (article publié en 1995 dans la revue Assemblage), le chercheur Fares el-Dahdah se penche sur l’origine de ces architectures visant à perturber. Il la fait remonter aux «folies» du 17e siècle, dont les différentes pièces distribuent des plaisirs, par savantes gradations. Certaines sont décorées de trompe l’oeil, de fontaines dissimulées ou de mécanismes surprenants. Les parcourir, c’est inévitablement tomber sous l’emprise du maître des lieux.
Paties fines et rendez-vous galants
Leur vogue dans les milieux fortunés est telle qu’en 1758, Jean de Bastide en fait l’objet d’un roman libertin (intitulé La petite Maison) : le Marquis (de Trémicour) veut séduire son invitée (Mélite) en lui faisant visiter sa garçonnière. Il la met au défi de résister. Mélite relève le gant. Elle affirme qu’elle viendra chez lui, sans succomber. Tout le récit déploie l’histoire de ce combat : poussée par la curiosité, une femme pénètre au coeur d’une maison agencée comme un piège. Des orchestres de chambre résonnent, invisibles, entre des panneaux dérobés et des parfums brusquement se déploient sur son passage. La lumière de chandeliers se diffracte à l’infini sur la surface brillante de murs et des tables apparaissent, chargées de mets succulents, avant de disparaître par rotations hypnotiques… Mélite, de plus en plus troublée, finit par céder aux avances du Marquis. Il a gagné son pari.
Des architectures pour mettre en état second ?
A la même époque, ainsi que Fares el-Dahdah le mentionne, la Marquise de Pompadour aurait fait rénover pour Louis XV le Petit Château de Choisy afin qu’il y trompe son ennui. Elle transforme le lieu en maison enchantée et, avec l’aide d’ingénieurs, y met au point d’étonnants systèmes de parois escamotables ou de table volante, afin que le roi cède à l’émerveillement. La vogue des petites maisons se répand dans l’aristocratie. C’est à qui fera bâtir la demeure la plus fantaisiste et surtout la plus propice aux rencontres secrètes : l’identité des visiteuses, autant que des participants, doit y rester confidentielle. Les portes dérobées, les murs insonorisés et les services de monte-plats contribuent autant à protéger l’anonymat des noceurs qu’à provoquer en eux une sensation de ravissement.
Les maisons affectives de l’âme
En 1780, Nicolas le Camus de Mézières consacre un ouvrage théorique aux liens entre architecture et sensations : il y décrit les petites maisons comme des boîtes à surprise où, par effet de suggestion, les occupants d’une pièce peuvent plonger dans un univers parallèle. Ces espaces sont pensés pour affecter l’âme, dit-il. Ce qui nous amène à Loos. En 1928, Adolf Loos –un des plus grands architectes et designers du début du XXe siècle– dessine le plan d’une maison spécialement conçue pour Joséphine Baker. Etait-il amoureux ? A en croire Fares el-Dahdah, cela relève de l’évidence : «De même que le marquis de Trémicour était impatient de toucher son invitée Mélite, Loos a instrumentalisé une maison pour en faire l’extension tactile de son désir, afin de s’emparer du corps exotisé de Joséphine Baker.»
La première star noire-américaine de l’histoire
L’histoire commence lorsqu’une jeune fille pauvre –métisse d’origine espagnole, noire-américaine et amérindienne– née dans un quartier de bordels du Missouri, fait un triomphe à Paris. «Jean Cocteau dessine des décors pour elle. Fernand Léger la présente aux surréalistes. Le Corbusier écrit un ballet pour elle. Matisse découpe sa silhouette grandeur nature dans un panneau qu’il suspend dans sa chambre coucher. Alexander Calder la sculpte en fil de fer et Alice B Toklas invente un pudding qui porte son nom.» Dans un article consacré à cette étrange histoire d’amour, la journaliste Catherine Slessor plante ainsi le décor : en 1925, Joséphine Baker devient la coqueluche du tout Paris. Elle rencontre Adolf Loos à la faveur, probablement, d’une de ces soirées au cours desquelles la jeune danseuse fréquente l’élite artistique de la capitale. A cette époque, Loos conçoit les plans d’une maison pour Tristan Tzara et tente (sans succès) de percer comme architecte en France.
«C’était à Paris. Elle vint vers moi de mauvaise humeur»
En 1928, Adolf Loos conçoit pour Joséphine Baker un projet de maison, un des projets plus bizarres de l’histoire de l’architecture. Voici le récit qu’en fit Adolf à son épouse, Claire Loos (et qu’elle rapporte dans sa biographie Adolf Loos Privat) : «C’était à Paris. Elle [Joséphine Baker] vint vers moi de mauvaise humeur. “Imaginez Loos, dit-elle d’un ton boudeur. Je veux faire transformer ma maison et je n’aime pas les plans des architectes”. Je ne pus me contenir. “Mais pourquoi n’être pas immédiatement venue me voir ? Ne savez-vous pas que je pourrais faire les plus beaux plans du monde pour vous ?”. Stupéfaite, Joséphine me regarda avec ses yeux d’enfant et demanda gentiment : “Alors, vous êtes architecte ?” – elle n’avait aucun idée de qui j’étais. Je fis donc des plans pour Joséphine… Je considère ce projet comme l’un de mes meilleurs.».
L’un de ses meilleurs projets, et pourtant…
Etrangement, la maison ne voit jamais le jour. Joséphine n’en parle d’ailleurs même pas dans ses mémoires. «La maison Baker fut conçue pour une personne qui, pour une raison ou pour une autre, n’en parla jamais», résume Fares el-Dahdah, avant d’avancer quelques hypothèses. «Il se peut que Joséphine Baker n’ait jamais été informée de ce projet. Il se peut aussi qu’elle se soit délibérément abstenue d’en prendre connaissance.» Mais pourquoi ?
La suite mercredi prochain.
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A LIRE : “Josephine Baker House, For Loos’s Pleasure”, de Stephen Atkinson et Fares El-Dahdah, in: Assemblage n°26, MIT Press, 1995, p 72-87.
POUR EN SAVOIR PLUS : «La petite maison dans la pudibonderie»
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